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s’en est jamais tout à fait sevré, c’est qu’Horace éprouva le besoin de lui dire un jour : « Cesse de laisser troubler ton repos par le souci des affaires publiques. Puisque tu as le bonheur d’être un simple particulier comme nous, ne t’occupe pas trop des dangers qui peuvent menacer l’empire. » Il s’en occupait donc avec trop de zèle au gré des épicuriens ses amis. Quoique sans titre officiel, il avait l’œil ouvert sur les menées des partis, sur les préparatifs du Parthe, du Cantabre ou du Dace ; il lui plaisait de dire son avis à propos des grandes questions d’où dépendait la tranquillité du monde ; mais, le conseil donné, il se dérobait et laissait à d’autres le soin de l’exécuter. Il se réservait pour ce qui ne demande qu’un effort de la pensée. Préparer, réfléchir, combiner, prévoir les conséquences des événemens, surprendre les intentions des hommes, diriger vers un but unique les volontés contraires ou les intérêts opposés, faire naître les circonstances et en profiter, c’est assurément une des applications les plus hautes de l’intelligence, un des exercices les plus agréables de l’esprit. Le charme de cette politique spéculative est même si grand qu’il semble que, quand on passe du conseil à l’action, on s’abaisse. L’exécution des grands projets exige des précautions fastidieuses et entraîne avec elle une foule de soucis médiocres. Mais un homme d’état n’est complet que lorsqu’il est capable d’imaginer et d’agir, quand il sait réaliser ce qu’il a conçu, quand il ne se contente pas de voir les questions par leurs grands côtés et qu’il peut descendre aux détails. Il me semble donc que les amis de Mécène, qui le louaient de s’être soustrait à ces misères et de a’avoir voulu être que le plus important des conseillers d’Auguste, lui faisaient un honneur de ce qui n’était, en réalité, qu’une imperfection.

Ils se trompent aussi, je crois, quand ils le représentent comme un sage qui a peur du bruit, qui aime le silence et cherche à se dérober aux applaudissemens et à la gloire. Peut-être entrait-il dans sa résolution moins de modestie que d’orgueil. La foule lui déplaisait ; il trouvait une sorte de plaisir insolent à se mettre en lutte avec l’opinion et à ne pas penser comme tout le monde. Horace nous dit qu’il bravait le préjugé de la naissance, si fort autour de lui, et qu’il ne demandait pas à ses amis de quelle famille ils sortaient. Il craignait la mort, et, ce qui est beaucoup plus rare, il osait l’avouer[1] ; mais, en revanche, il ne craignait guère ce qui

  1. Les vers dans lesquels Mécène avouait qu’il avait peur de mourir sont connus de tout le monde, grâce à la traduction que La Fontaine en a faite dans ses fables :

    Mécénas fut un galant homme ;
    Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
    Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
    Je vive, c’est assez ; je suis plus que content