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ils gardent quelque chose de leurs origines. Au milieu de toutes leurs délicatesses, il leur reste un fond de vigueur brutale qui aisément remonte à la surface. Dans les entretiens des gens du xviie siècle, que de propos gaillards, qui n’effarouchaient personne et qu’on n’entendrait pas aujourd’hui sans quelque embarras ! que d’usages qui nous paraissent grossiers et qui semblaient alors les plus naturels du monde ! C’est plus tard que les mœurs achèvent de se polir, que la langue devient scrupuleuse et raffinée. Par malheur, ce progrès se paie souvent d’une décadence : en se polissant, l’esprit court le risque de s’affaiblir et de s’affadir. Ne nous plaignons donc pas de ces quelques saillies d’une nature qui n’est pas encore tout à fait réglée ; elles témoignent au moins de l’énergie qui persiste au fond des caractères et dont les lettres profitent. Le temps d’Ovide arrive toujours assez tôt.

On voit qu’à ce moment Horace tenait une place importante dans cette société ; il n’y était pas arrivé du premier coup, nous le savons par lui-même. Quand Virgile l’amena pour la première fois à Mécène, il nous raconte qu’il perdit contenance et qu’il ne put lui adresser que quelques paroles sans suite ; c’est qu’il ne ressemblait pas à ces beaux parleurs qui trouvent toujours quelque chose à dire ; il n’avait de l’esprit qu’avec les gens qu’il connaissait. De son côté, Mécène était un de ces silencieux « auxquels le monde appartient ; » il répondit à peine quelques mots, et il est probable qu’ils se quittèrent assez peu contens l’un de l’autre, puisqu’ils restèrent neuf mois sans éprouver le besoin de se revoir. Mais, cette première froideur passée, le poète montra ce qu’il était. Dans l’intimité, il fit admirer à son protecteur toutes les ressources de son esprit ; il lui fit aimer toutes les délicatesses de son caractère. Aussi Mécène le combla-t-il de prévenances et de bienfaits. En 717, un an après qu’il l’avait connu, il l’emmena dans ce voyage de Brindes, où il allait conclure la paix entre Antoine et Octave. Quelques années plus tard, probablement vers 720, il lui donna le domaine de la Sabine.

II.

Nous connaissons mal les circonstances qui amenèrent Mécène à faire ce beau présent à son ami ; mais un homme d’esprit comme lui possédait sans doute cette qualité que Sénèque exige, avant tout, d’un bienfaiteur intelligent : il savait donner à propos. Il pensait donc que ce domaine ferait à Horace un grand plaisir, et certainement il ne se trompait pas. Est-ce à dire qu’Horace soit tout à fait comme son ami Virgile, dont on nous raconte qu’il n’a jamais pu se souffrir à Rome et qu’il n’était heureux que lorsqu’il vivait