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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES.

d’une chance heureuse, de s’être glissé dans l’amitié de Mécène, il répondait fièrement que le hasard n’y était pour rien. Il aurait fait la même réponse aux lettrés du siècle suivant, qui attribuaient uniquement au bonheur qu’il avait eu de vivre dans un milieu favorable et à l’estime qu’on professait alors pour la littérature et les gens de lettres la situation qu’il s’était faite dans un monde pour lequel il n’était pas né. Ils se trompaient : cette situation lui avait coûté plus d’un combat ; il l’avait conquise, il la maintenait par la fermeté de son caractère ; il la devait à lui-même. Il pouvait dire, suivant le mot célèbre du vieil Appius Claudius, qu’il était seul « l’artisan de sa fortune. » J’ai souvent entendu des moralistes rigoureux traiter sévèrement Horace et parler de lui comme d’un personnage bas et servile. Beulé déclarait même un jour qu’il fallait le bannir de nos maisons d’éducation parce qu’il n’avait que de mauvaises leçons à donner à la jeunesse. La jeunesse n’a-t-elle donc plus besoin qu’on lui apprenne le moyen de se tirer d’affaire dans les positions délicates, de vivre avec de plus grands que soi sans s’abaisser, de faire accepter sa liberté à tout le monde sans blesser la dignité de personne, de saisir enfin, entre la rudesse qui se perd et la complaisance qui se déshonore, ce degré d’honnêteté adroite dont personne ne peut se passer dans la vie ?

Il n’est pas possible d’admettre que la liaison entre Horace et Mécène ait été tout à fait exempte d’orages. Les amitiés les plus tendres, les plus intimes, sont aussi les plus délicates, celles où les moindres froissemens produisent les effets les plus sensibles. Les âmes, en se rapprochant, se heurtent : c’est la loi ; il n’y a que les indiflférens qui ne se querellent jamais. Quelle que fût la sympathie qui rapprochait Horace de son ami, les causes de dissentiment ne manquaient pas entre eux. D’abord Mécène était poète, et fort mauvais poète. Ses vers obscurs, pénibles, pleins d’expressions maniérées, semblaient faits exprès pour mettre hors de lui un homme de goût. Que devait penser, que pouvait dire Horace quand il était admis à l’honneur de les entendre ? Quel danger s’il osait exprimer ses sentimens ! Quelle humiliation pour lui, quel triomphe pour ses ennemis, s’il était réduit à les admirer ! Nous ne savons pas comment Horace, dans l’intimité, évitait cet écueil. Ce qui est sûr, c’est que, dans ses œuvres, il n’a jamais dit un mot des vers de Mécène. Il l’appelle un savant homme, docte Mœcenas ; de tous ses ouvrages, il ne parle que d’une histoire en prose qui n’est pas encore commencée et qui probablement ne fut jamais finie ; il pouvait la louer sans se compromettre. Cette réserve prudente ne paraît pas avoir blessé Mécène, ce qui prouve que c’était un homme d’esprit qui n’avait rien des petitesses d’un auteur de profession ; elle fait honneur aux deux amis.