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la conversation au temps de Louis XV et celle au temps de Louis XVI. L’âme de la fin du XVIIIe siècle n’était plus uniquement le plaisir : une vraie sympathie pour la nature humaine, l’idée de ses droits, le désir de son bonheur, le rêve de sa perfectibilité, avaient remplacé la passion désintéressée des choses de l’esprit. Le salon de Mme Necker avait servi de transition. Cette dernière époque, adoucie par des illusions sans aigreur, avait bien plus de sérieux et presque de la raideur. Il y a loin de Mme du Deffand à Mme de Staël. On causait partout et de tout. La bourgeoisie avait généralement résisté aux corruptions ; elle avait conservé les vertus du mariage et de la famille, tout en s’ouvrant au souffle des novateurs. Elle s’était plus particulièrement sentie touchée par les effluves des pages entraînantes de Rousseau ; par opposition au vieux monde de l’aristocratie et de la finance, usé par toutes les jouissances, dévoré par tous les égoïsmes, elle arrivait à la révolution avec des trésors d’enthousiasme.

La noblesse de cour, à l’exception de quelques grands noms, avait perdu son prestige. Soustraite par les goûts de la jeune reine à la gêne de la représentation, elle portait dans le cœur un levain qui fermentait à toute occasion. Le baron de Bezenval, qui connaissait bien les habitués de Versailles, prétendait qu’il n’y avait là que des gens de petit esprit et de petits moyens. L’intrigue y faisait et y défaisait les ministères ; la lutte des deux esprits contraires, lutte acharnée sous le dernier règne, se poursuivait sans doute sur certains points, mais la victoire était assurée à l’égalité. Jusque dans l’antichambre du roi se tenaient les propos les plus séditieux. Ce n’était pas seulement dans la grand’chambre du parlement que la fermentation agitait les têtes, ce n’était pas seulement dans la salle des Pas-Perdus qu’on était imbu des maximes de l’anéantissement de l’autorité ; l’esprit général de révolte, le choc des intérêts divers, avaient produit, au dire des hommes les plus impartiaux, une caricature de guerre civile qui, sans chefs, sans effusion de sang, en avait pourtant les inconvéniens. Suivant le mot caractéristique du prince de Ligne, il était aussi à la mode de désobéir sous Louis XVI que d’obéir sous Louis XIV. La puissante race d’orateurs et de soldats qui devait étonner l’Europe se formait, silencieusement et obscurément, en province.

Quelles que fussent les agitations dans le monde des parlementaires et des courtisans, rien n’était enchanteur encore comme les salons de Paris ; la violence de la polémique n’y avait pas remplacé l’aménité. La politesse était restée la partie essentielle de l’éducation française ; le respect pour les vieillards maintenait le règne des convenances sociales. La révolution devait fatalement rendre le commerce ordinaire de la vie chaque jour plus difficile, plus épineux ; il allait devenir tantôt aigre et emporté, tantôt