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événemens considérables qui se passaient sous leurs yeux. François de Pange était l’un des esprits les plus courageux, les plus éclairés, les plus polis parmi cette société d’élite. Il avait dans les manières et dans le langage cette finesse et cette grâce qui prouvent à la fois l’habitude des affections douces et celle des idées précises. Il ne disait, suivant le mot de Rœderer, que des choses dignes d’être écrites et il n’écrivait que des choses dignes d’être faites. Il avait vingt-trois ans en 1787, et déjà, à l’ingénuité et à l’exquise sensibilité de son âme, il joignait un savoir étende et la maturité du jugement. Il était tout entier de son époque par son optimisme généreux. C’était déjà l’homme qui, après avoir fait partie de la Société de 1789 et du club des Feuillans, devait être le collaborateur du Journal de Paris et livrer, avec quelques écrivains intrépides, du mois de janvier au mois d’août 1792, des batailles désespérées, dont leur vie était tous les matins l’enjeu, pour la défense des lois et des libertés publiques.

Avec de tels dons, une si grande hauteur de cœur, il ne faut pas s’étonner de son influence sur des jeunes gens enthousiastes qui croyaient que la révolution était grosse des destinées du monde. Par sa sagesse, par son tempérament à la Vauvenargues, de Pange s’en détachait et restait lui-même. S’il n’avait eu, comme tous les hommes de cette fin du XVIIIe siècle, une passion profonde que ses amis respectaient, nul doute qu’une sympathie plus intime ne l’eût un à Mme de Beaumont. Il la voyait tous les jours, il l’accompagnait dans le monde, ils aimaient les mêmes choses ; mais François de Pange avait pour une autre de ses cousines, Mme Louise Mégret de Serilly, une affection partagée que le tribunal révolutionnaire faillit à jamais briser, mais qui se renoua après thermidor et trouva enfin dans une union trop courte de suprêmes félicités. C’était d’elle que parlait André : Chénier lorsque, enviant à son ami, « nourri du fait secret des antiques doctrines, un bien modique et sûr qui fait la liberté, » il rappelle ses rêves, ses goûts de solitude et des bois,


Le banquet des amis et quelquefois, les soirs,
Le baiser jeune et frais d’une blanche aux yeux noirs.


C’est André Chénier qui fut en effet le chantre de ce monde élégant, voluptueux, instruit, distingué, ouvert à toutes les idées et à toutes les passions généreuses. Qu’on relise les élégies et les épîtres à côté de Camille et de Fanny, les noms de François de Pange et de son frère Abel, les noms des deux Trudaine sont toujours dans sa bouche. « Ce sont les confidens de ses jeunes mystères. »