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Beaumont était présente le soir où Beaumarchais vint lire son drame la Mère coupable. André Chénier, qui était revenu de Londres, plus mélancolique que jamais, blessé par les mœurs anglaises, mais ayant affermi ses convictions libérales, André Chénier accompagnait ce jour-là, avec François de Pange, la fille de M. de Montmorin. Une note trouvée dans les papiers de Beaumarchais nous apprend qu’il fut touché des critiques et des louanges de ces juges plus fins et plus délicats, s’ils n’avaient pas autant d’esprit que lui.

Les derniers momens de bonheur, les amis les passèrent le plus possible les uns près des autres. Les frères Trudaine avaient quitté leur somptueux hôtel de la place Louis XV, dès qu’elle avait été tachée par les premières gouttes de sang. Ils s’étaient retirés à Montigny. André Chénier collaborait au journal de la Société de 89, au Moniteur et au Journal de Paris ; avant que toutes ses illusions politiques fussent déçues, avant qu’il fût à jamais écœuré par les hommes et par les choses, il se reprenait encore à aimer. Mme de Beaumont l’avait introduit chez Mme Pourrat, l’amie intime des La Luzerne. Remarquable par sa beauté autant que par sa bonté, par la pureté de son goût autant que par la générosité de ses sentimens, mariée à un opulent banquier qui dirigeait la Compagnie des eaux, mère de deux filles qui inspirèrent de profondes affections à des cœurs dignes d’elles, Mme Pourrat possédait à Luciennes, aux portes de Versailles, une propriété où Mme de Beaumont venait passer les heures qu’elle pouvait enlever à sa sollicitude filiale. La seconde fille de Mme Pourrat, la baronne Lecoulteux de Canteleu, plus jolie mais moins brillante et moins pétillante d’esprit que sa sœur aînée, Mme la baronne Hocquart, devenait une des muses d’André Chénier, en même temps que Mme Hocquart inspirait au jeune de Montmorin un attachement insensé. Le pauvre garçon avait vingt-deux ans à peine, lorsque le tribunal révolutionnaire le condamna. Nous raconterons cette lugubre histoire. Il marcha à l’échafaud, dressé en face de l’hôtel Trudaine, en tenant attaché sur ses lèvres un ruban bleu qui avait enlacé la taille de celle qu’il avait silencieusement aimée, comme Aubiac allait à la potence, dit Chateaubriand, en baisant un petit manchon de velours qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois.

Avant ces heures néfastes qui sonnèrent trop vite, Mme de Beaumont, toute à ses amitiés avec les beaux esprits, rencontrait encore à Luciennes un homme d’une conversation riche et variée, très supérieur à ce qu’il a écrit, Riouffe. Rien de plaisant, de piquant et quelquefois même de profond comme ce qu’il racontait. Si Riouffe eût été moins paresseux, mais il l’était avec délices, il eût acquis, d’après le témoignage de ses contemporains, une réputation aussi