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mais c’est évident. » En effet, dans un tel lieu, pour des esprits disposés au miracle, toute personne saine est une personne guérie. Un homme crie ? c’était un muet ; il gesticule ? un paralytique ; il saute un fossé ? c’était un cul-de-jatte. De même, pour peu que vous ayez l’habitude de nos comédies et de nos drames, si vous entrez dans un théâtre vers minuit moins un quart et si vous voyez sur la scène un père de famille excellent, un époux modèle, un homme tout confit en l’amour du foyer, vous êtes assuré que vers neuf heures du soir, c’était un libertin fieffé. De tels changemens, sur nos planches, sont les miracles du libre arbitre. Ce souverain dogme est inscrit sur les cahiers du public français, ou plutôt c’est un article de la charte qu’il octroie tacitement aux auteurs : « Le héros de théâtre est libre ; il ne se peut qu’il use de sa liberté autrement que pour bien finir. » C’est un dramaturge allemand qui a écrit :


Les actes et les pensées de l’homme
Ne sont pas comme les vagues aveuglément agitées de la mer ; ..
Ils sont nécessaires comme les fruits de l’arbre,
Le hasard ne peut les changer à sa fantaisie ;
Si j’ai d’abord sondé le cœur de l’homme,
Je connais d’avance sa volonté et ses actes.


Ces vers pourraient être de Shakspeare aussi bien que de Schiller : son Othello ne vient pas à résipiscence comme l’Othello corrigé de Ducis. Mais nous, Français, nous verrions encore triompher le libre arbitre sur la scène, même s’il était rayé de nos catéchismes et de nos cours officiels de philosophie ! Après l’église et la Sorbonne le théâtre serait son refuge. Ce n’est pas M. Albéric Second qui peut graver sur la porte du Vaudeville, pour y demeurer toujours, cette inscription : « Défense au libre arbitre de faire miracle en ce lieu ! »

Pour sa part, cependant, l’auteur de la Vie facile a répudié le miracle, et ce n’est pas moi qui l’en blâmerai. Il n’a pas converti son héros. Ainsi, plus respectueux de la vérité, il n’en sert que mieux la morale. Si le comte de Trévisan revenait au devoir et finissait en odeur de vertu, qu’en devraient conclure les jeunes gens ? Qu’on peut s’affranchir de toute gêne et s’amuser à son aise, pourvu qu’on se soit muni à temps d’une fille naturelle qui, un beau jour, remettra son père dans le droit chemin. La comédie de M. Albéric Second ne se prête pas à ces interprétations dangereuses ; elle est pure de cet optimisme qui est le pire des conseillers. Elle veut montrer qu’on ne mène pas impunément la vie facile jusqu’aux environs de la quarantaine, et qu’après l’avoir menée, sans être un méchant, on ne peut être qu’un mauvais père. Que faire pour mettre ces vérités sur la scène ? Un père d’une certaine sorte et qui suit la pente de ses mœurs doit sacrifier sa fille à ses plaisirs ; assurément, c’est une vilaine action : il faut nous en