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l’église catholique était menacée et conçut l’organisation de la compagnie de Jésus, qui devait être la milice d’initiative et de résistance que le saint-siège lancerait contre les progrès luthériens. Ce fut à ce moment, lorsque l’Espagne était envahie par la France, que Jean Ciudad endossa la casaque du soldat et partit pour la guerre. Il avait alors vingt-cinq ou vingt-six ans.

Moralement la guerre était alors ce qu’elle est aujourd’hui : l’expansion encouragée, glorifiée des instincts pervers que l’éducation, la civilisation, la morale refrènent et punissent chez l’homme vivant dans une société qui ne peut, sous peine de mort, tolérer ni le meurtre ni le vol. Matériellement elle était abominable : nul service de vivres, nul service médical ; le soldat ne subsistait que de rapines, les blessés mouraient faute de soins ; point de règlement, de discipline générale ; partout la maraude, le viol, le pillage ; un pays traversé par une armée nationale ou une armée ennemie était un pays ravagé ; en abandonnait les morts aux oiseaux du ciel ; la peste suivait les troupes en campagne et les dévorait ; guerre et brigandage, c’était tout un ; la vie que menait Jean Ciudad au milieu des bandes où il était enrôlé ne se peut imaginer. Les chefs payaient d’exemple et faisaient leur main comme des ribauds. L’un d’eux confia sa part de butin en garde à Jean Ciudad, qui la déroba, la perdit en la laissa voler. Jean fat condamné à être pendu ; on lui mettait déjà la corde au cou, lorsqu’un officier supérieur passa, lui fit grâce, mais le chassa de l’armée. Jean quitta ses compagnons, qui ne valaient pas mieux que lui, revint à Oropesa, rentra au service de son ancien maître et reprit la garde des troupeaux. On dit que c’est à cette heure que les premiers sentiments de repentir et de piété s’emparèrent de lui ; cela est possible ; il avait vu de près une mort ignominieuse ; il n’y avait échappé que par hasard, et cela put suffire à faire naître en lui des pensées qu’il ignorait encore.

L’apaisement ne fut pas de longue durée, et dans la vie contemplative du berger, il regrettait sans doute les aubaines de son existence militaire, car, vers 1528, il s’engagea de nouveau et partit sous les ordres du comte d’Oropesa. Cette fois, il ne s’agit plus de guerroyer sur le sol natal et de chasser les Français de la Haute-Navarre ; l’expédition est plus lointaine, la religion y convie, le souvenir de l’oppression musulmane l’impose ; le Turc menace la chrétienté ; le conquérant de Rhodes, Soliman le Magnifique, a traversé la Hongrie, il est aux portes de Vienne, qu’il bat en brèche. Vingt assauts furent repoussés, mais la ville eût succombé peut-être si des pluies torrentielles et les inondations du Danube n’avaient rendu la campagne intenable pour les troupes ottomanes, que les