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destine. Espérons tout de sa bonté. » — Là-dessus il regagna sa voiture, et à huit heures et demie nous entrions dans Pétersbourg, où peu de monde encore savait ce qui se passait. »

La scène est belle, n’est-ce pas, retracée d’une main simple et émue ? On s’étonne peut-être de voir de pareils hommes, à un pareil moment, distraits par les puissances secrètes de la nature. Il faut avoir parcouru, durant les nuits d’hiver, les lugubres steppes de neige qui étreignent la capitale russe, il faut avoir vu le deuil inexprimable de ces horizons morts, pour comprendre quelles harmonies désolées il y avait là entre les heures, les âmes, les lieux. — Ce sont ici les grandes et nobles lignes du tableau : nous allons soudain tomber dans les choses misérables, dans la comédie d’antichambre, dans la pauvre humanité.

L’agonie de l’impératrice continue sans changement, sans connaissance. « Nous trouvâmes le palais plein de gens de toute sorte, les uns appelés là par les devoirs de leur rang, les autres par la curiosité ou l’effroi. Tous attendaient avec angoisse la fin d’un long règne, l’entrée dans un autre, tout nouveau. A l’arrivée de l’héritier tous, poussés par la commisération ou la curiosité, se précipitèrent dans la chambre, où gisait le corps à peine animé de l’impératrice. Les mêmes questions se croisaient, sur l’heure exacte de l’événement, sur l’action des remèdes, le pronostic des médecins. Chacun racontait une version différente ; le sentiment général était un vif désir qu’il y eût quelque espoir de rétablissement. Un moment le bruit se répandit que la souveraine, après qu’on lui eut enlevé les mouches d’Espagne, avait ouvert les yeux et demandé à boire… bientôt on revint à l’opinion première qu’il n’y avait plus rien à attendre que l’heure de la mort. L’héritier entra un instant dans sa chambre au Palais d’Hiver et passa dans les appartemens de l’impératrice. En traversant les salles, pleines d’une foule qui attendait son avènement au trône, il se montra poli et affable pour tous. Les visages marquaient déjà l’accueil qu’on fait à l’empereur, non plus celui qu’on fait à l’héritier. Il questionna un instant les médecins et se retira dans le cabinet voisin avec sa femme ; on y appela ceux avec qui il voulait s’entretenir ou qui avaient des ordres à recevoir. »

La nuit et la matinée du lendemain se passèrent de même. Le 6/18, dès la première heure, Paul entra dans la chambre de sa mère et interrogea les médecins. Sur leur réponse, qu’il n’y avait plus aucun espoir, il ordonna qu’on fît chercher le métropolitain Gabriel et le clergé pour réciter les dernières prières et communier l’impératrice. On abandonna l’agonisante aux soins des prêtres et on revint dans le cabinet s’occuper des affaires terrestres. De ce côté,