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dit, ce vieux mot tout d’une pièce, bon pour une langue enfantine, et qui devrait moins souvent trouver place dans nos idiomes raisonnés. Deux propositions semblent aujourd’hui acceptées par les aliénistes comme les bases de toute leur science : la première, c’est qu’il existe entre la sanité et l’insanité une sorte de zone neutre, un vaste pays où habite une multitude d’esprits ; la seconde, c’est qu’il y a un tempérament fou qui, sans être lui-même une maladie, peut facilement et brusquement se résoudre en une maladie positive sous l’action de causes intérieures ou extérieures[1]. L’âme de Paul Pétrovitch habitait ce triste et vague pays, son corps était affligé de ce tempérament. Après une étude attentive de sa vie, on peut s’arrêter aux conclusions suivantes : Paul devait tenir de l’hérédité les germes d’une névrose vésanique ; les conditions d’existence où il fut placé la développèrent ; il passa par les phases accoutumées de cet état, mélancolie, manie soupçonneuse, agitation ; il est impossible de dire si, vivant plus longtemps, il fût arrivé à la démence caractérisée ; quand la catastrophe du 24 mars 1801 mit fin à ses jours, ce n’était encore qu’un maniaque agité.

On s’est plu à jeter des doutes sur la légitimité de sa naissance, et un passage des Mémoires de Catherine semble autoriser les interprétations malignes. J’ai peine à admettre cette accusation. Le grand-duc tenait toute sa nature de son père, du sang de Holstein. C’étaient, chez l’un et l’autre, les mêmes bizarreries, les mêmes goûts, les mêmes emportemens ; un trait spécial, qu’on pourrait appeler la monomanie militaire, leur est commun à tous deux ; par un caprice de l’hérédité, ce trait se continuera chez le second fils de Paul, le grand-duc Constantin. On sait comment Pierre III passait ses journées à jouer avec des soldats de plomb, de bois ou de cire ; Catherine nous a dépeint ce pauvre mari faisant juger et pendre un rat qui avait mangé deux sentinelles d’amadou et franchi les remparts d’une forteresse de carton. Empereur pour quelques mois, Pierre n’avait souci que des uniformes et des manœuvres de ses gardes. Son fils fut de même. A Gatchina, son seul plaisir était de faire parader ses bataillons holsteinois, de raccourcir leurs perruques ou de retailler leurs patrons d’habits. Devenu le maître de l’empire, il soumit toute l’armée aux pratiques puériles des gatchinois, comme on disait par mépris ; il fatigua ses troupes sur le champ de Mars plus que Souvarof ne fatiguait les siennes dans les Alpes ; non comme un général qui exerce ses hommes, mais comme un enfant qui joue aux soldats. Constantin, fanatique du même jeu, devait bien marquer la nuance par

  1. Voir Maudsley, le Crime et la Folie.