Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Partout où s’implante la religion de Jésus, nous dit M. Sibree, il se produit aussitôt une demande de marchandises étrangères, et le négociant suit de près l’évangéliste. Des données statistiques recueillies par divers consulats il ressort que, depuis l’introduction du christianisme dans les îles de la Polynésie, chaque missionnaire protestant rapporte au commerce européen et américain 10 mille livres sterling par an ; les missionnaires de Madagascar n’en sont pas encore là ; mais ce n’est pas les surfaire que d’affirmer que chacun d’eux représente 2 ou 3 mille, livres d’importation annuelle. » Cela peut être vrai, mais il l’est aussi qu’un évangéliste ferait mieux de ne pas savoir si exactement ce qu’il vaut, de laisser aux fabricans de Manchester et de Sheffield le soin d’estimer en livres sterling son prix courant. C’est à eux de s’assurer qu’en souscrivant à l’Œuvre des missions, ils en auront pour leur argent.

Si, depuis 1820, il y avait à Tananarive des missionnaires protestans, il s’y trouvait aussi des jésuites français aussi actifs, aussi patiens, aussi attentifs aux occasions, aussi dévoués à leur œuvre que leurs rivaux. Rome a été vaincue, le protestantisme et l’Angleterre ont gagné la partie. A quoi faut-il attribuer leur victoire ? Croirons-nous qu’une église démocratique convenait mieux au naturel d’un peuple qui n’avait jamais eu de sacerdoce ? Il se pourrait aussi que les Hovas eussent plus de goût pour des offices où la prière et le sermon sont à peu près tout. Ils aiment beaucoup à discourir. L’étranger s’étonne de les voir passer des heures entières à faire assaut d’éloquence sur des questions de bibus, et dans leurs kabars ou assemblées publiques, leurs orateurs se signalent par leur inépuisable faconde ; la journée s’écoule sans que le fleuve ait tari. Des chapelles où l’on prêchait en malgache leur plaisaient plus que celles où l’on parle latin. Ils se mirent bientôt à prêcher eux-mêmes et ils y faisaient merveilles ; plusieurs d’entre eux se révélèrent en peu de temps comme de véritables virtuoses du cantique, de la prière et du sermon. Quoi qu’il en soit, dans cette lutte acharnée, l’événement dépendait avant tout du savoir-faire des hommes, et le dernier mot devait rester aux plus habiles. Pour qui sait lire entre les lignes, l’admirable livre dans lequel le révérend William Ellis a raconté l’histoire de la mission anglaise à Madagascar fait foi que la principale raison de la victoire de l’Angleterre a été M. Ellis lui-même, que personne n’a été plus consommé que lui dans l’art de s’insinuer et d’évincer un adversaire[1]. C’est ainsi qu’on en jugeait à Tananarive. Si le jésuitisme consiste à mettre tour à tour les croyances au service des intérêts et les calculs d’une

  1. Madagascar revisited, by the rev. William Ellis, author of Polynesian Researches ; three Visits to Madagascar, etc. London, John Murray, 1867.