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années plus tard, avait raison de reprocher au Dominiquin d’avoir introduit, dans son Martyre de saint André « un soldat qui, en faisant un effort pour tirer une corde, tombe à la renverse, et donne occasion à ses compagnons de rire et de se moquer de lui. » Mais je crois, pour en revenir à Poussin, que Le Brun n’avait pas tort quand il soutenait contre Champaigne que le maître avait bien fait de retrancher de son tableau d’Eliézer et Rébecca la représentation des dix chameaux de l’Écriture : en premier lieu, parce que dix chameaux auraient fait, en tout état de cause, une « étrange caravane ; » et, en second lieu, parce qu’il faut en peinture, comme ailleurs, « rejeter du sujet les objets bizarres qui pourraient débaucher l’œil du spectateur, et l’amuser à des minuties. » Bien n’est plus choquant que ces disparates aux yeux des gens du XVIIe siècle, et le secret de la perfection que leurs œuvres respirent est précisément le courage, — car il y faut du courage, — avec lequel ils savent sacrifier la curiosité du détail à l’effet calculé des ensembles. Je me reprocherais de ne pas ajouter que Le Brun, ce jour-là, poussé jusque dans ses derniers retranchemens par cet obstiné Champaigne, crut devoir à toutes ces raisons joindre cette raison suprême, et amusante : « que M. Poussin avait pu supposer sur un fondement solide que ces animaux avaient été tirés à l’écart, comme si la bienséance eût exigé qu’on les eût séparés d’une troupe de filles agréables, surtout dans le temps que l’on allait contracter un mariage avec une d’entre elles ; ce qui demandait toute la circonspection et la propreté d’une entrevue galante et polie. »

Toutes les questions se tiennent. En peinture comme en littérature, la question de la couleur locale avoisine de très près la question du naturalisme dans l’art. On sera peut-être bien aise, en passant, d’apprendre que ce mot, si fort à la mode aujourd’hui, et, en effet, beaucoup mieux composé que le mot de réalisme, s’employait au XVIIe siècle déjà dans le sens exact où nous le remployons depuis quelques années : « L’opinion qu’on appelle naturaliste, dit expressément Testelin, estime nécessaire l’imitation exacte du naturel en toutes choses. » Sur cette question, comme sur les précédentes, l’Académie se divisa. C’était assez la mode alors de « charger les contours, » d’en exagérer la force ou l’élégance, et, selon l’expression consacrée, « d’y donner le grand goût. » Il y avait des formules consacrées pour donner aux objets « le goût puissant ; » et il y en avait pour leur donner « le goût terrible. » Les naturalistes soutenaient « qu’il était ridicule de proposer à de jeunes étudians de réformer les objets naturels par ces prétendues charges d’agrément, qui leur remplissaient les esprits d’idées incertaines, et les rendraient à la longue incapables d’imiter les objets avec justesse. » Mais leurs adversaires invoquaient les grands exemples, et répondaient que « s’assujettir à imiter un naturel faible et chétif, ainsi qu’on les rencontre communément, ne pouvait que détourner les étudians, et les por-