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Elle représentait le pays dans ses anxiétés, elle le représentait aussi dans ses divisions. Née d’un mouvement spontané, irrésistible de réaction contre la dictature de guerre et de révolution, qui depuis cinq mois avait aggravé les désastres de la France en se flattant de les réparer, elle paraissait monarchique : elle l’était de sentimens, de vœux, d’espérances, elle l’était même de majorité. Elle comptait près de cinq cents monarchistes contre deux cent cinquante républicains et à peine quelques demeurans de l’empire ; mais ces monarchistes, que le pays avait choisis pour leurs services, pour leur dévoûment pendant la guerre, et qui semblaient former une majorité, ne voulaient pas tous la même monarchie. Ils n’avaient ni les mêmes traditions, ni les mêmes idées, ni le même drapeau : de sorte qu’il n’y avait pas plus de majorité réelle dans un camp que dans l’autre, et que les partis arrivés pêle-mêle à Bordeaux, inégalement distribués, se neutralisaient par leurs divisions. Ils ne retrouvaient une certaine unité que dans l’émotion du patriotisme et dans la volonté passionnée de réparer des malheurs qui semblaient presque irréparables. M. Thiers, lui, avait l’avantage d’être, dans le tourbillon, un médiateur reconnu des partis, un grand serviteur national popularisé en Europe et dans le pays par une prévoyance cruellement justifiée aussi bien que par l’éclat d’une longue carrière. L’assemblée, en le choisissant d’un mouvement spontané, le recevait, pour ainsi dire, des circonstances, de ces vingt-six élections et de ces deux millions de voix qui venaient de désigner en lui l’homme nécessaire du jour. Qu’elle l’appelât d’abord « chef du pouvoir exécutif de la république française, » ou bientôt « président de la république, » ou simplement premier ministre ou président du conseil, peu importait d’ailleurs le titre : le gouvernement, c’était M. Thiers avec sa nature, ses idées, son expérience, sa vivacité et sa promptitude à se porter aux affaires. M. Thiers avait assurément besoin de l’assemblée, il ne pouvait rien sans elle ; l’assemblée avait aussi besoin de M. Thiers. Entre ces deux forces, — un parlement né de la veille et le plus expérimenté des politiques, — l’alliance se formait d’elle-même, sous l’irrésistible pression des choses; elle avait pour programme ce « pacte de Bordeaux, » que M. Thiers traçait aussitôt avec une hardiesse tempérée de ménagemens infinis, qui n’était en définitive qu’un engagement mutuel d’aller au plus pressé, de songer avant tout à la patrie vaincue, mutilée et désorganisée.

Aux premiers momens, pendant ces terribles mois du commencement de 1871, l’alliance semblait complète et sincère. Elle s’était nouée dans le péril, elle persistait dans la crise qui restait ouverte. Ce que la nécessité avait fait, la nécessité le maintenait, et ce n’était pas trop d’une assemblée souveraine, ayant à sa tête un chef aussi ferme dans ses idées qu’intrépide à l’action pour ressaisir en quelque