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et s’il avait pu s’y tromper, il n’aurait plus eu aucun doute après le manifeste publié, dans l’été de 1871, à Chambord, par le prince héritier des traditions royales, qui, pour la première fois depuis cinquante ans, visitait la France. Ce premier manifeste de Chambord qui relevait le drapeau blanc, qui froissait les royalistes constitutionnels, ne faisait que confirmer M. Thiers dans son impression sur les difficultés d’une restauration monarchique. Peut-être aussi le chef du pouvoir exécutif se considérait-il déjà comme lié par les engagemens qu’il s’était vu ou cru obligé de prendre avec les représentans républicains des grandes villes au moment où il avait à concentrer ses forces contre la formidable insurrection de Paris. Ces engagemens ne liaient pas sans doute l’assemblée, ils ne liaient que le chef du gouvernement ; ils ne pesaient pas moins sur la situation, sur toutes les résolutions. Bref, par toute sorte de raisons de circonstance ou de nécessité, M. Thiers se trouvait, dès ce moment, conduit à voir dans la république le seul régime possible; mais cette république il ne l’admettait, bien entendu, que dans les conditions les plus rassurantes pour la France, avec les plus fortes garanties, et à ceux qui lui rappelaient qu’elle n’avait jamais réussi, qu’il l’avait dit lui-même plus d’une fois, il répondait lestement : « C’est vrai, elle n’a jamais réussi... dans les mains des républicains, — j’en demande pardon à ceux qui m’écoutent... » Il mettait dans un mot piquant tout un programme. A ceux des républicains qui se défiaient de ses habiletés et de ses arrière-pensées, qui le soupçonnaient de n’adopter la république que pour la sacrifier, il répliquait vivement : « Ne la perdez pas vous-mêmes ! la république sera le prix de votre sagesse et pas d’autre chose. Toutes les fois que vous vous emporterez, que vous soulèverez des questions inopportunes, toutes les fois que vous paraîtrez, je dirai les confidens ou les complices, sans le vouloir, des hommes de désordre, dites-vous bien qu’en acceptant ces apparences de complicité vous portez à la république le coup le plus funeste qu’elle puisse recevoir. » Il ne cachait pas, du reste, tout ce qui le séparait des républicains, même des modérés, à plus forte raison de ceux qui passaient pour avancés. « Non, disait-il un jour, sur la plupart des questions sociales, politiques et économiques, je ne partage pas leurs opinions; ils le savent, je le leur ai dit toujours. Non, ni sur l’impôt, ni sur l’armée, ni sur l’organisation sociale, ni sur l’organisation politique, ni sur l’organisation de la république, je ne pense comme eux... » Il y avait bien des points sur lesquels le chef du pouvoir exécutif, fidèle aux opinions de toute sa vie, ne pensait pas comme ceux qu’il avait si souvent combattus.

Qu’est-ce à dire ? Évidemment M. Thiers se faisait une république à sa manière, selon sa pensée, selon les nécessités d’un