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prit l’enfant, l’emmena, le fit dîner et le coucha. L’œuvre venait de naître. Le lendemain, l’abbé Roussel se mit en quête et rentra avec un autre vagabond; huit jours après sa première trouvaille, il hébergeait six enfans, qui encombraient sa chambre. On y campait comme à la veille d’une bataille, un peu pêle-mêle. L’abbé nourrissait son petit monde de son mieux, mais ses ressources étaient limitées; souvent on ne vivait que de pain sec trempé d’eau claire et, parfois, on se couchait sans souper.

L’abbé Roussel n’était point homme à se décourager; on doit s’attendre à d’autres difficultés lorsqu’on a sérieusement revêtu la soutane, lorsque l’on a compris que la prêtrise est une mission et non pas un métier. Il a une chaleur de générosité qui ne lui laisse guère de répit et ne lui permet pas de reculer. Saint Martin coupait son manteau en deux pour couvrir la nudité d’un mendiant, j’imagine que l’abbé trouverait que c’est perdre du temps et qu’il est plus expéditif de donner toute la soutane. Il est né en 1825, dans le département de la Sarthe, à Saint-Paterne, mince bourgade où Henri IV séjourna jadis. A portée d’horizon, verdoie la forêt de Perseigne, que fréquentent les loups, et dans laquelle j’ai vu, il y a quelque cinquante ans, des bandes de bûcherons, de charbonniers et de sabotiers vivre comme des tribus nomades, tribus sylvestres qui dormaient sur la mousse et dont les huttes me faisaient envie. La nature y a des soubresauts : là, sèche, plate et dure; ailleurs, à quelques enjambées plus loin, humide, frissonnante de feuillées et délicate. Au long de la Sarthe, à Saint-Cénery, à Saint-Léonard-des-Bois, à Fresnay-le-Vicomte, il y a des paysages charmans « faits pour le plaisir des yeux, » comme l’on disait au siècle dernier. C’est la contrée des belles filles et des beaux gars; le soir, dans la plaine, l’odeur des chanvres monte comme un parfum enivrant. La race est forte, ergoteuse, méfiante; d’opinions profondes et parfois passionnées, elle a fourni plus d’une recrue aux chouans qui tenaient la campagne et faisaient la chasse aux bleus. La femme tisse la toile et rêve; l’homme, penché vers la terre, laboure et cache, dans le sillon, un fusil de braconnier. Là, le paysan est lent à se mouvoir, mais lorsqu’il a reçu l’impulsion et qu’il s’est mis en marche, rien ne l’arrête. Il est tenace. Cette qualité du terroir, l’abbé Roussel la possède; mais, à l’inverse de ses compatriotes, il y joint l’activité, l’éloquence et une confiance en Dieu qui ressemblerait à un défaut de prévision, s’il n’avait la foi, cette foi par laquelle les montagnes sont soulevées.

Dans sa petite chambre, avec les six gamins qu’il avait recueillis en marge du ruisseau, il se trouvait fort empêché de subvenir aux nécessités quotidiennes; il s’en ouvrit à quelques amis, qui lui