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vers le bien, tant de sacrifices humblement accomplis pour soulager des infortunes imméritées, pour préserver le corps social d’un péril futur, et elle accorda à l’abbé Roussel la plus forte récompense dont son budget lui permettait de disposer; elle lui décerna un prix de 2,500 francs, comme jadis elle avait offert un prix analogue à Jeanne Jugan. La somme réservée aux actes de vertu n’est jamais en rapport avec ces actes mêmes, je le sais ; l’Académie française en souffre, mais elle est limitée par les legs qu’elle a acceptés. L’effet moral dépasse singulièrement la valeur matérielle; mais hélas! ce n’est point avec un effet moral que l’on paie des dettes; l’abbé Roussel en fit l’expérience. A l’heure où l’Académie française le «couronnait » et désignait son œuvre à la reconnaissance publique, il devait environ 200,000 francs empruntés de toutes mains pour nourrir ses enfans et ne s’en point séparer. La situation était grave et ne se pouvait prolonger sans péril. On était arrivé au bord du fossé, il fallait y tomber ou le franchir; on le franchit grâce à une intervention que l’on ne saurait trop louer. Il est de mode de médire de la presse périodique et de la charger des méfaits du monde; et le bien qu’elle fait, n’en peut-on parler?

H. de Villemessant dirigeait alors le journal le Figaro, qu’il avait fondé. Comme tous les hommes qui ont combattu pour une cause et qui sont de tempérament agressif, il eut bien des adversaires et plus d’un ennemi, mais aucun d’eux n’a pu lui reprocher de n’avoir pas une bienfaisance inépuisable et de ne pas mettre au service de la charité la forte publicité dont il disposait. Ce qu’il a signalé et secouru d’infortunes est considérable; il connaissait bien le public français; il savait l’émouvoir et l’entraînait à sa suite vers les bonnes actions qui ont sauvé des malheureux. Il apprit, je ne sais comment, la position redoutable où se trouvait l’abbé Roussel. Habitué « aux affaires, » il vit d’un coup d’œil le dilemme qui s’imposait : — ou payer les dettes d’une bienfaisance imprévoyante comme la foi qui l’avait inspirée, ou voir rejeter aux hasards de la démoralisation les enfans auxquels on avait promis du pain et de l’instruction. Il n’hésita pas. M. Bucheron, qui signe ses articles du nom de Saint-Genest, fit un article et raconta ce qu’il savait de l’œuvre de l’abbé Roussel. Au nom du dévoûment d’un prêtre et de l’avenir des orphelins, il remua les âmes; c’est presque la paraphrase de l’allocution de saint Vincent de Paul: «Ils seront tous morts demain si vous les délaissiez ! » La souscription est ouverte : le Figaro s’inscrit pour 10,000 francs; Villemessant pour 5,000 ; la rédaction du Figaro pour 1,000; Alexandre Dumas fils pour 500, la baronne S. de Rothschild pour 1,000. Le premier jour on récolte plus de 41,000 francs; à la fin de la semaine, la souscription est close sur un total de