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épouvantes au milieu du sans-gêne de la vie de théâtre. L’homme qui venait de lui parler appartenait-il bien à la même race que lui? On pouvait donc l’accueillir ainsi, lui, un assassin? On pouvait donc lui parler ainsi, à lui, une créature rongée par le remords ?


IV.

Les répétitions marchaient très bien. On comptait sur un succès énorme. Il est vrai que jamais on n’avait vu un metteur en scène aussi merveilleux que Bernardin Morel. Il avait écouté lire la pièce par les auteurs avec une attention soutenue. A peine fit-il quelques observations de détail. Tout d’abord même on crut qu’il ne servirait à rien. Tant que durèrent la collation des rôles et le travail au foyer, Bernardin demeura muet. Il restait dans un coin, échoué sur un banc de cuir, l’œil fixe. Les acteurs avaient commencé par le regarder curieusement. Puis, peu à peu, on s’était accoutumé à lui. On lui serrait la main, on lui parlait comme à tout le monde.

— Bonjour, mon vieux Bernardin! Ça va bien. Bernardin? — avec la familiarité polie des coulisses.

L’assassin de Rueil, l’homme usé par sa conscience, traversait tout cela comme s’il ne voyait rien, comme s’il n’entendait rien. La brusque antithèse de sa vie solitaire et de cette vie de théâtre ne le frappait pas. Il restait le même, à la fois lucide et halluciné. Déjà Chesnel croyait avoir fait une mauvaise affaire quand Bernardin se révéla subitement. On venait de mettre en scène le troisième acte. On tâtonnait, on hésitait, lorsque Bernardin s’élança du fond des coulisses en s’écriant :

— Ça ne s’est point passé comme ça !

Et alors, avec une netteté merveilleuse, il recommençait tout le travail déjà fait par le régisseur. Il précisait les détails, il indiquait d’une manière saisissante les jalousies, les colères de Jean Morel jusqu’au jour où sa rage extravaguée le poussait au crime. Il donnait des conseils admirables à l’actrice chargée du rôle de Micheline. Quant à son propre personnage, il le mimait d’une façon si prodigieuse, il trouvait des intonations si frémissantes, que Chesnel se frottait les mains en disant :

— Un effet colossal ! J’augmenterai le prix des places.

Un jour, l’artiste chargé du rôle de Bernardin s’enrhuma et demanda deux jours de congé. Chesnel voulait faire répéter à sa place le souffleur. Bernardin s’y opposa. Il prit le rôle et répéta lui-même. Alors ce fut effrayant de vérité. Toutes les terreurs qui hantaient le cerveau du malheureux, toutes les peurs qui l’affolaient,