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ses ennemis, et peut-être eût-il mieux fait de ne pas leur rendre la tâche aussi facile.

Condé restait seul en face des Guises ; mais Coligny n’était pas inactif; il entretenait des rapports suivis avec l’électeur palatin et avec le duc de Wurtemberg, avec Calvin, avec les cantons évangéliques de Suisse. Il pressentait qu’une crise était prochaine. Le massacre de Vassy fit sortir les épées des fourreaux. Condé voulut engager la lutte sans plus tarder; il avait dû quitter Paris, où le duc de Guise était entré en maître, et il pressait ses oncles, Coligny et d’Andelot, de le joindre. « A Chastillon-sur-Loing, dit d’Aubigné, s’estoient assemblez près l’amiral le cardinal et d’Andelot, ses frères, Genlis, Boucard, Briquemault et autres pour le presser de monter à cheval. « Ce vieil capitaine trouvoit le passage de ce Rubicon si dangereux, qu’ayant par deux jours contesté contre cette compaignie et par doctes et spécieuses raisons rembarré leur violence, il les avoit estonnés de ses craintes. » Charlotte de Laval devait triompher des derniers scrupules de l’amiral. « Ce notable seigneur, deux heures après avoir donné le bonsoir à sa femme, fut resveillé par les chauds soupirs et sanglots qu’elle jettoit; il se tourna vers elle, et, après quelques propos, il lui donna occasion de parler ainsi : « Nous sommes ici couchez en délices, et les corps de nos frères, chair de notre chair et os de nos os, sont les uns dans les cachots, les autres par les champs à la merci des chiens et des corbeaux. Ce lit m’est un tombeau, puisqu’ils n’ont pas de tombeau; ces linceux me reprochent qu’ils ne sont point ensevelis. » Il n’y a rien dans Corneille qui dépasse en force et en grandeur cette conversation de Coligny et de sa femme dans le silence de leur château endormi. L’amiral, qui voit de loin, qui sait ce que c’est que la guerre et ce qu’elle amène après soi de misères et d’horreurs, qui pressent ce que va devenir la France, ouvrant ses propres entrailles à l’Espagnol, se débat encore ; il peint à sa femme « la vanité des esmeutes populaires, la douteuse entrée dans un parti non formé, les difficiles commencemens, non contre la monarchie, mais contre les possesseurs d’un estat qui a ses racines envieillies, tant de genz intéressez à sa manutention. » Il lui demande si elle est prête à tout, « si elle pourra digérer les desroutes générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples quand ils jugent les causes par les mauvais succez, les trahisons des vostres, la fuite, l’exil en païs estranger, là les choquemens des Anglois, les querelles des Allemans, vostre honte, vostre nudité, vostre faim et, qui est plus dur, celle de vos enfans. Tastez encore si vous pouvez supporter vostre mort par un bourreau après avoir veu vostre mari traîné et exposé à l’ignominie du vulgaire et, pour