Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/701

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

redoublemens d’épithètes, et qu’ainsi la méprise n’a rien que de très naturel. Mais les deux vers ne sont pas moins de Racine, et, qui plus est, dans Phèdre. Ce sont là de pures vétilles, et tout le monde a de ces défaillantes de plume. Aussi ne les aurions-nous même pas signalées si d’abord, dans un livre où les notes sont rares, et même trop rares, M. Filon n’en avait rédigé une tout exprès pour reprocher à Hallam d’avoir fait figurer Condé, mort et enterré, parmi les spectateurs de la première représentation d’Esther; et si ensuite l’exactitude, et l’exactitude rigoureuse, n’était et ne devait être un mérite essentiel d’une Histoire. Ce sera donc rendre encore service à M. Filon que de lui rappeler que le mot célèbre et proverbial : « Comment peut-on être Persan ? » n’est pas de Chamfort, mais de Montesquieu; et que ce n’est point Mlle de Sévigné, mais Mme de Staël, qui, loin de Paris, regrettait son « ruisseau de la rue du Bac. »

En même temps qu’à lui, ce sera rendre service à un autre que de relever cette phrase : « La Duchesse d’Amalfi et Vittoria Accoramboni attendent encore des traducteurs qui nous fassent connaître leurs effrayantes beautés. » Il s’en faut du tout au tout, pour ma part, que j’accepte l’opinion de M. Filon sur ces mélodrames extravagans de Webster, une espèce de Ducange ou de Pixérécourt du commencement du XVIIe siècle, mais, chefs-d’œuvre ou non, la Duchesse d’Amalfi et Vittoria Accoramboni sont traduits depuis tantôt vingt ans et remplissent, avec un drame de Ford, tout un gros volume des Contemporains de Shakspeare, de M. Ernest Lafond. Que dirons-nous encore de cette conclusion du chapitre que M. Filon consacre à Richardson? « En reconnaissant dans Paméla, mais surtout dans Clarisse, l’accent de la passion, en l’entendant parler pour la première fois, le monde eut comme un tressaillement. Un vieil imprimeur puritain venait, avant l’abbé Prévost, avant Jean-Jacques, de lui révéler le véritable langage de l’amour. » Ce n’est évidemment pas pour son Histoire de Cicéron que l’abbé Prévost vient faire ici figure, mais sans doute pour Manon Lescaut. M. Filon a seulement oublié que Manon Lescaut avait précédé Clarisse de vingt ans à peu près, et Paméla de dix. N’a-t-il pas aussi oublié plus loin, dans le chapitre qu’il consacre à Macaulay, et où il le loue d’avoir introduit le premier dans l’histoire « la description des mœurs, » et « la peinture des lieux, » « l’émotion, » et « le pittoresque, » que l’illustre historien anglais avait eu chez nous, en France, des prédécesseurs, et que l’Histoire des ducs de Bourgogne, ou encore l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands sont l’une et l’autre de quelque vingt ans plus ancienne que l’Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II? Ce n’est d’ailleurs ni à Barante, ni à Augustin Thierry, ni à Macaulay qu’il faut faire honneur de cette transformation de l’histoire : les véritables ouvriers en ont été Chateaubriand en France et Walter Scott en Angleterre.