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M. Lee, dont M. Cherbuliez, il y a bientôt deux ans, portait les résultats à la connaissance des lecteurs de cette Revue. « Le plus effronté menteur que le monde ait jamais vu : » tel est le jugement des derniers biographes de Daniel de Foë. Nous voilà loin de « l’honnête homme » de M. Filon. Qui a tort? Qui a raison? M. Filon nous devait au moins de nous mettre à même d’en juger. Il ne suffit pas qu’une Histoire de la littérature anglaise soit agréable, il faut encore qu’elle soit constamment utile.

Enfin, les grandes lignes ne sont pas assez nettement marquées dans ce livre, et les caractères généraux de la littérature anglaise n’y ressortent pas assez vigoureusement en relief. Cette longue histoire se déroule avec trop de continuité. Les intervalles et, par conséquent, les époques ne s’y discernent pas. On n’y voit pas très bien non plus ce qu’il y a d’identique, à travers les âges, sous la diversité des œuvres : l’unité de l’esprit national, ce qui fait qu’un poème ou un roman anglais ressemblent plus à un poème ou à un roman anglais qu’à un poème ou à un roman français, cet air de famille enfin et cette allure de race dont personne ne peut jamais complètement se dépouiller sans renoncer pour toujours, je ne dis pas à être compris, mais à être reconnu des siens. À la vérité, je soupçonne qu’ici le souvenir de M. Taine aura quelque peu gêné M. Filon. Esprit délicat, raffiné, dédaigneux, et d’ailleurs un peu sceptique, il aura craint de paraître marcher sur les brisées d’un tel prédécesseur. À moins encore qu’il n’ait estimé que ce qui était fait n’était pas désormais, et de longtemps, à refaire, jusqu’au jour où des événemens nouveaux et des œuvres nouvelles auront dégagé de l’indétermination quelque élément encore inaperçu de cet esprit national. Il se peut qu’il ait raison. Mais, quand nous devrions donner à rire à son scepticisme, nous n’en regrettons pas moins, dans son Histoire, quelques-unes de ces généralisations qui coordonnent sous quelques indications principales cette multitude presque infinie de faits, de noms propres et d’œuvres que fait nécessairement passer sous les yeux du lecteur l’histoire d’une grande littérature. Et les époques, en tout cas, auraient pu, auraient dû être distinguées par des traits plus précis. Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile, dans un livre d’histoire, que de parer à une semblable critique. L’analyse d’une tragédie d’Otway tient autant de place sur le papier que celle d’un drame de Shakspeare, exactement comme dans nos histoires de la littérature française il ne faudra pas moins d’encre pour exposer l’action d’Inès de Castro que celle d’Athalie. De là résulte presque inévitablement une disproportion des parties, un manque d’équilibre dans la distribution des masses, et par suite un manque d’effet dans le tableau. Si l’on veut s’attacher à l’ensemble, on sera, comme M. Taine, accusé d’être incomplet; mais on sera, comme M. Filon, accusé de n’avoir pas suffisamment masse l’ensemble, si l’on a voulu être complet. Ce n’en est pas moins une obligation de la critique,