Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/705

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à M. Filon d’avoir su maintenir, même en face d’un Shakspeare, l’intégrité de son droit de juger, et félicitons-le surtout d’avoir eu le courage d’en user. C’est du courage en effet qu’il y faut, presque autant de courage que pour oser parler librement du style de Molière, et trouver, avec La Bruyère, un peu de «jargon » dans l’Avare, ou, avec Fénelon, quelque « galimatias » dans Tartufe et dans le Misanthrope même. Demandez-le plutôt à M. Edmond Scherer !

M. Filon a résumé d’abord, dans un paragraphe rapide, ce que l’on sait aujourd’hui de la vie de Shakspeare, peu de chose au total, si les biographes n’y faisaient entrer complaisamment tout ce que l’examen, et l’interprétation plus ou moins philosophique des œuvres, leur suggère d’inventions arbitraires. Puis, ayant énuméré les principales sources où le poète avait puisé, — Plutarque pour l’antiquité, Hollinshed pour l’histoire nationale, Chaucer, Mandeville, Boccace, Pétrarque, Arioste, les conteurs italiens, Homère et Montaigne, — il a esquissé les principaux traits du drame shakspearien. Enfin, ayant classé les pièces de Shakspeare et discuté, trop brièvement, nous l’avons dit, l’authenticité de quelques-unes d’entre elles, il a successivement étudié les drames de fantaisie et d’aventures, les scènes, les comédies proprement dites, les tragédies romaines, les drames historiques, et les drames de caractères, comme il les appelle, c’est-à-dire les chefs-d’œuvre : Macbeth, le Roi Lear, Othello, Hamlet et Roméo. Cette classification en vaut une autre, ou du moins je n’en sache qu’une qui lui dût être préférée, c’est la classification chronologique, si, dans l’ignorance où nous sommes de la date précise de la plupart des pièces de Shakspeare, elle n’offrait peut-être autant de dangers possibles que d’avantages réels. N’abusons pas de la critique conjecturale. Imaginez l’embarras si vous ne saviez pas la date certaine des pièces de Corneille, — elles sont en nombre à peu près égal à celles de Shakspeare, — et qu’il fût question de les classer chronologiquement. Placeriez-vous le Menteur dans l’année de Polyeucte, et croiriez-vous Polyeucte, à son tour, de cinq ans antérieur à cette étrange Théodore ?

M. Filon a heureusement caractérisé les drames de fantaisie et d’aventures : Peines d’amour perdues. Beaucoup de bruit pour rien, le Marchand de Venise, etc. « Il faut faire un effort, dit-il, et considérer ici comme un mérite ce que nous regardons d’ordinaire comme un défaut : l’invraisemblance des événemens. » Nul doute, en effet, que les contemporains de Shakspeare y prissent d’autant plus d’intérêt que la contexture en était plus chargée de matière, et que l’imagination du poète se dirigeait au dénoûment par des chemins plus extraordinaires et des péripéties plus inattendues. Cette invraisemblance, quelquefois monstrueuse, est le prix dont il nous faut aujourd’hui payer « d’émouvans coups de théâtre, des scènes tendres ou spirituelles, d’adorables effusions de poésie ; » et, à condition que cette invraisemblance ne prétende