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dernier point. Les drames de Shakspeare sont-ils faits pour être joués? Je renvoie le lecteur aux pages brillantes où M. Montégut, ici même, reprenant un jour le paradoxe de Charles Lamb, a traité la question. L’importance n’en est pas médiocre. C’est, en effet, le nœud du débat entre le drame shakspearien et la tragédie classique, ou, en d’autres termes, c’est le vrai problème des trois unités.

En choisissant, parmi tant d’autres, et pour donner au lecteur une idée générale du livre tout entier, le chapitre sur Shakspeare, nous avons cru choisir, en effet, le plus significatif, celui qui détermine en quelque sorte implicitement tous les autres, et d’où l’on pourrait presque, avec un peu de bonheur et de perspicacité, les déduire géométriquement, par façon d’enthymème, de syllogisme et de sorite. Ce n’est pas une raison toutefois de n’en pas indiquer quelques autres, plus particulièrement heureux ou plus particulièrement discutables, dans le livre de M. Filon.

Le chapitre sur Milton n’est ni des premiers, ni des seconds; il serait plutôt des troisièmes; j’entends par là ceux dont je ne dirai rien. Pour Dryden et pour Pope, M. Filon est sévère. Il n’est peut-être pas aussi certain que M. Filon nous le veut bien dire que la « critique moderne » ait dépossédé Dryden du rang des grands poètes, ou, du moins, il faudrait convenir auparavant de ce que l’on doit appeler un grand poète. En tout cas, on admet généralement que « Dryden, en son genre, est un homme de premier ordre,» et « qu’au second rang des poètes anglais, il tient la première place, » et je ne trouve pas que cela se sente assez dans les pages que lui a consacrées M. Filon, Est-il encore bien sûr que les Anglais, de nos jours, après avoir été fiers de lui pendant plus d’un siècle, soient « presque honteux » de Pope? Puisque M. Filon le dit, je le crois, mais alors je le renvoie à ce chapitre des Nouveaux Lundis, où Sainte-Beuve, il y a vingt ans, plaidait contre M. Taine la même cause que nous plaiderions volontiers encore aujourd’hui. « Je conçois, disait-il, qu’on ne mette pas toute la poésie dans le métier, mais je ne conçois pas du tout que, quand il s’agit d’un art, on ne tienne nul compte de l’art lui-même, et qu’on déprécie les parfaits ouvriers qui y excellent, » Il avait cent fois raison. Ce n’est pas peu de chose, en quelque genre que ce soit, qu’un parfait ouvrier, et la preuve en est comme ils sont rares ! S’il n’a pas assez loué, selon nous, Dryden et Pope, M. Filon a peut-être trop loué Byron et Walter Scott. Il a bien vieilli, Byron, et j’ai ouï dire que Walter Scott écrivait bien mal. Même en Angleterre, on est obligé de réduire l’auteur de Quentin Durward et d’Ivanhoé pour le faire encore lire, et quant à l’auteur de Don Juan et de Childe Harold, c’est la conception même de la vie qu’il a revêtue de son magnifique et hardi langage, la conception romantique, qui est le fond même de sa poésie, qui paraît aujourd’hui définitivement jugée et condamnée. Même quand il est sincère, je ne