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s’étaient point faites, on le comprend aisément, sans blesser beaucoup d’intérêts particuliers ; elles ne s’étaient point faites non plus sans soulever de nombreuses convoitises personnelles. La richesse nouvelle du pays avait éveillé bien des appétits. Lorsque l’Egypte était ruinée, lorsque tous les fonctionnaires, et principalement les officiers de l’armée, restaient des années entières sans toucher une piastre de leurs appointemens, chacun se résignait à un sort qu’il croyait inévitable ; mais le nouveau régime ayant amené un développement de prospérité inouï, et les caisses du trésor, jadis toujours à sec, regorgeant de revenus, les convoitises devinrent universelles. La chasse aux émolumens était effrayante. Sous prétexte de combattre les gros traitemens des Européens, il n’y avait pas un employé de bas étage, un Syrien sachant à peine le français, un Copte ou un Juif instruit seulement dans l’art d’embrouiller, sous la masse des écritures, une comptabilité douteuse, un Arabe profondément ignorant de toutes choses, un Turc non moins incapable, mais doué de la prodigieuse vanité de sa race, qui ne rêvât d’arriver aux premières charges de l’état et d’en accaparer pour lui toutes les richesses. Dans les provinces, la défense des abus remplaçait la chasse aux emplois. Les gros propriétaires, qui jadis payaient fort peu d’impôts et qui obligeaient les fellahs à travailler gratuitement sur leurs terres, ne pouvaient se consoler qu’on eût porté atteinte à leurs privilèges. Il en était de même des cheiks des villages. Ces cheiks, les plus grands, les plus terribles oppresseurs du paysan, ne sont pas payés; aussi, peu leur importait que le nouveau régime eût amené le paiement régulier des appointemens ! En revanche, ils ne pouvaient se consoler qu’il eût supprimé la corvée dans les propriétés privées, et qu’il menaçât de tarir toutes les sources de profits illicites au moyen desquels ils suppléaient à la gratuité de leurs fonctions. Enfin, — puisqu’il faut tout dire, — les colonies européennes faisaient en majorité cause commune avec ces divers ennemis des réformes. Elles aussi, elles perdaient beaucoup à l’ordre administratif, à la régularité financière. Habituées jadis à jouir, sous la protection des capitulations, d’immenses avantages; à traiter avec le gouvernement de puissance civilisée à puissance barbare; à lui arracher mille concessions dont il ne comprenait pas la portée et qui, plus tard, devenaient ruineuses pour lui ; à ne payer l’impôt que dans la limite de leurs convenances et suivant leur bon plaisir, elles poursuivaient avec un acharnement aussi aveugle que violent d’abord le ministère, puis le contrôle qui avaient successivement essayé de renverser tous ces abus. Ainsi s’était formée autour du gouvernement égyptien, malgré les immenses progrès qu’il avait accomplis, malgré l’essor nouveau qu’il avait donné à la