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richesse publique, malgré la transformation radicale qu’il avait commencée dans les mœurs du pays, une atmosphère agitée et troublante où pouvaient naître et grossir bien des orages.

L’armée, par malheur, n’échappait pas à l’épidémie générale. Dans les derniers mois de son règne, Ismaïl-Pacha avait eu l’imprudence de lui faire exécuter une émeute militaire qu’il ne prenait pas beaucoup plus au sérieux que les parades guerrières d’Aïda, auxquelles il l’avait également employée. Mais le souvenir en était resté dans bien des esprits. La chute du khédive, l’introduction d’un régime libéral en Égypte, les idées de progrès et de civilisation qui en étaient la suite, produisaient dans les cervelles arabes ce que Montaigne eût appelé un véritable « tintamarre. » Les Arabes ont une facilité prodigieuse à s’assimiler non les choses, mais les mots; leur intelligence est presque tout entière dans leur mémoire. A force d’entendre répéter que le pouvoir absolu du khédive était un mal, qu’il fallait le tempérer par des institutions libres, que le salut de l’Égypte était à ce prix, quelques officiers de l’armée égyptienne en étaient venus à se demander s’il ne leur appartiendrait pas d’accomplir eux-mêmes cette révolution. En outre, on leur avait appris que le grand principe de l’Europe était en ce moment le principe des nationalités. C’est ce qu’ils avaient le plus de peine à comprendre, car en Orient il n’y a jamais eu réellement de nation ; la famille, la tribu, la religion constituent les seuls liens sociaux et politiques. Néanmoins, le mot de nation avait été prononcé en Égypte, le plus cosmopolite des pays orientaux, et il devait y avoir une surprenante fortune. Ismaïl-Pacha également s’en était servi le premier, à la fin de son règne, pour couvrir une sorte de conspiration anti-européenne qui avait misérablement avorté. Après lui, il fut repris par un certain nombre de jeunes gens d’Alexandrie, tous juifs, syriens, grecs, chrétiens, etc., qui imaginèrent de dresser le programme d’un gouvernement parlementaire, de l’expédier aux cabinets européens, — lesquels, bien entendu, ne se donnèrent même pas la peine d’y jeter un coup d’œil, — de le défendre dans des journaux et dans des brochures répandues à profusion. Ces étranges nationaux, pour la plupart protégés européens, et échappant par là aux charges de la nation, seraient tombés rapidement dans le ridicule si Chérif-Pacha, alors éloigné des affaires, ne leur avait laissé exploiter son nom et sa popularité, ignorant ou plutôt ne prévoyant pas ce qu’on allait en faire et ce qui en résulterait.

Sans partager en rien les illusions prétendues nationales, le jeune khédive, Tewfik-Pacha, avait eu l’imprudence, à son avènement au trône, de vouloir se rendre populaire auprès des Arabes en plaçant