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d’Ali-Fhemy, sur la place d’Abdin « faire les honneurs au khédive » et se montrer « ses esclaves. » Mais, cette fois, les honneurs allaient être complets. Aux simples fantassins se joignirent la cavalerie et l’artillerie; on braqua des canons sur le palais; on fit tous les simulacres d’une préparation de siège. Arabi, le sabre en main, marchait escorté d’un peloton de cavaliers. Les soldats ignoraient parfaitement d’ailleurs ce qu’on leur faisait faire. Pour les disposer à l’émeute, les officiers leur avaient affirmé qu’on allait leur enlever la moitié de leurs costumes et de leurs rations ; ils les avaient en outre suppliés de les suivre au moyen de toutes les démonstrations de familiarité en usage dans le pays d’Orient; ils leur avaient baisé les mains, ils les avaient pressés sur leur cœur. Le khédive, n’ayant pas eu l’idée d’employer les mêmes procédés de séduction, se trouvait seul en face de son armée en révolte. Autour de lui, fort peu de pachas, quelques Européens, un contrôleur, un consul, voilà tout. Il descendit néanmoins sur la place, s’avança vers Arabi, lui ordonna de remettre son sabre dans le fourreau, ce que celui-ci fit aussitôt assez humblement. Mais lorsqu’il lui demanda ensuite ce qu’il voulait et quel était le motif de ce rassemblement militaire, Arabi, retrouvant son aplomb, répondit que les chefs de l’armée, interprètes du peuple et des soldats, réclamaient le renvoi du ministère, la constitution d’une chambre, l’élévation de l’effectif de l’armée à 18,000 hommes, et le maintien du 3e régiment à la citadelle. Il ajouta que les troupes n’évacueraient pas la place d’Abdin avant que leurs demandes fussent acceptées. L’ultimatum était en règle, il fallait l’accepter. Le khédive remonta dans son palais pour rédiger et signer une promesse à l’armée. Quand on la descendit sur la place, un des colonels, Abdel-Al, soudard pointilleux, fit observer que la lettre qui la contenait n’avait pas de numéro et que, toutes les lettres officielles en Égypte ayant un numéro, c’était peut-être un document sans valeur. Il fallut rentrer à Abdin pour satisfaire les scrupules administratifs de cet homme difficile. Cela fait, les colonels demandèrent de nouveau à être introduits auprès du khédive pour lui exprimer leur reconnaissance, baiser ses pieds et traîner leurs fronts sur le parquet à défaut de poussière. Seulement, ils montèrent cette fois l’un après l’autre : ceux qui restaient, appuyés sur leurs canons, attendaient d’être bien sûrs du retour de leur confrère pour aller à sa place témoigner au khédive une confiance absolue. La comédie commençait à prendre un caractère tragique qu’elle n’a pas perdu depuis.