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des terres aux Bédouins des environs, qui étaient depuis lors ses mortels ennemis. Il revenait donc sans cesse au Caire, où sa maison était le centre d’un gouvernement occulte et d’une conspiration permanente. On la reconnaissait de loin au nombre considérable de voitures, de chevaux et de baudets qui l’entouraient, tandis que les abords des ministères et du palais du khédive étaient déserts. Arabi ne marchait jamais seul. Il avait une dizaine d’officiers à ses côtés. Chez lui la foule des visiteurs était immense. Tous les solliciteurs s’y rendaient; Arabi recevait avec bienveillance les pétitions qu’on lui présentait, y jetait un coup d’œil, écrivait un mot en marge pour indiquer s’il fallait y faire droit ou non; après quoi il les expédiait dans les ministères, où personne n’osait résister à ses ordres. Cette manière expéditive de traiter les affaires, si contraire aux lenteurs de la bureaucratie égyptienne, lui a valu la plupart de ses partisans. Il va sans dire que ses décisions étaient tout à fait arbitraires; Arabi n’avait même pas l’idée qu’on pût lui opposer des lois et des jugemens. Lorsqu’on lui signalait les sentences des tribunaux de la réforme comme un obstacle possible à ses projets, il disait : « Qu’importent les sentences des tribunaux de la réforme? Nous les exécuterons si elles sont justes, mais si elles ne le sont pas, nous ne les exécuterons pas. » L’idéal d’Arabi était la justice sommaire de saint Louis sous les arbres de Vincennes, à la condition bien entendu qu’il fût saint Louis. Son infatuation était extraordinaire. Une photographie répandue à profusion dans le Caire représentait le trio des colonels. Arabi était assis au milieu, le regard perdu vers le ciel. A droite, Abdel-Al frisait d’une main sa grosse moustache, appuyant l’autre sur la garde de son épée avec un geste de soudard. A gauche, Ali-Fhemy, portant un grand rouleau de papier, semblait méditer une constitution. En se rendant le soir chez Arabi, on pouvait se donner le plaisir de voir le tableau vivant représenté par cette photographie. Les trois colonels tenaient salon, mais Arabi parlait seul. Il exposait ses vues politiques. Il annonçait l’émancipation de l’Egypte sous le règne des soldats et de la future chambre des notables. Le succès était certain, car personne ne pouvait s’y opposer. La France et l’Angleterre ne s’entendraient jamais pour une guerre. Tout au plus feraient-elles une démonstration navale. Mais une démonstration navale ne saurait aboutir qu’à un bombardement d’Alexandrie; or Arabi répétait sans cesse que la destruction d’Alexandrie serait un bonheur pour l’Egypte. Cette ville n’est-elle pas tout européenne? N’est-elle pas la capitale des banques et des comptoirs européens qui ont fait tant de mal à la nation égyptienne ? Il célébrait donc par avance la destruction d’Alexandrie comme un succès national égyptien. Après ces discours