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même de leurs différences et forment les membres du même tout? — On en conclura, au contraire, la suprématie de la tête et l’obéissance de la main : l’égalité abstraite des membres comme parties du même tout n’empêche point l’inégalité concrète produite par la réelle différence « de leur développement et de leurs fonctions. » Le raisonnement tiré de la solidarité organique va donc ici contre son but.

Aussi M. Secrétan est-il obligé d’en revenir finalement à l’idée kantienne de la liberté et de la personnalité, où il voyait tout à l’heure une fiction légale. — Le vrai bien, dit-il, pour une personne libre, c’est la bonne volonté, qui suppose la liberté ; donc, vouloir le vrai bien d’autrui, c’est vouloir la liberté d’autrui. — Rien de plus vrai ; mais le problème se reporte alors sur la question de la liberté et de son rapport avec le bien. Comme il y a plusieurs sens du mot de liberté, nous devons examiner quel genre de liberté la charité théologique veut réaliser chez les autres. Là se trouvera, croyons-nous, le vrai nœud de la question.


III.

On peut reconnaître, avec la plupart des philosophes, trois sortes de liberté ; 1° le libre arbitre au sens métaphysique et traditionnel ; 2° la liberté extérieure, juridique et politique; 3° la liberté au sens moral et stoïque, qui est la domination de la raison sur la passion, la sagesse. En ce qui concerne d’abord le libre arbitre individuel, M. Secrétan considère la charité religieuse comme une garantie suffisante pour le respect de ce libre arbitre. C’est là une opinion difficile à soutenir. En effet, aux yeux de la théologie, le libre arbitre est un simple moyen, ayant sa fin dans une liberté supérieure. Comment d’ailleurs pourrait-il être autre chose qu’un moyen, une arme à deux tranchans, bonne pour le bien et pour le mal? Il est même quelquefois moins ; il est un obstacle. La charité théologique agit sur des masses et veut sauver le plus d’âmes possible : « Il n’y a, dit M. Secrétan lui-même, qu’une fin véritable, le salut de l’humanité dans son ensemble, et le salut de l’individu consiste à se rendre utile au salut de l’ensemble, comme la perdition de l’individu consiste à devenir nuisible à l’ensemble... » Salus ecclesiœ suprema lex esto : la raison d’état et la raison d’église se touchent ici de bien près. Au reste, le libre arbitre humain, nous a dit M. Secrétan, est une liberté viciée à sa racine, portée naturellement au mal ou, comme disait Kant, en état de pêché radical. Comment donc le libre arbitre serait-il respectable? En employant la contrainte à votre égard, je ne fais qu’opposer une contrainte à une autre et