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au moins : « Les choses ont peut-être un fond inconnu, puisque la science proprement dite ne saisit que des relations et des surfaces. » Il ne doit pas affirmer l’équation du cerveau à la réalité, mais seulement à la réalité pour nous connaissable. L’expérience même ne nous apprend-elle pas que notre cerveau n’est pas fait de manière à représenter toujours toutes choses comme elles sont indépendamment de lui? En concevant la borne qui peut se trouver profondément attachée à notre esprit et à notre cerveau, alte terminus hœrens, nous concevons par projection et induction un au-delà obscur. L’objet senti ou pensé n’est donc pas conçu comme étant certainement tout entier pénétrable à la science, pénétrable au sujet sentant et pensant.

D’autre part, le sujet pensant n’est peut-être pas à son tour tout entier pénétrable pour lui-même. Qu’est-elle en réalité, cette conscience qui se pense en pensant le reste, cette conscience sur laquelle on a fait tant d’hypothèses, indivisible pour ceux-ci, divisible et composée pour ceux-là, fermée selon les uns, ouverte et pénétrable selon les autres, individuelle selon les uns, capable selon les autres de s’étendre à des sociétés entières, à des groupes de plus en plus vastes, et de se fondre ainsi avec d’autres consciences élémentaires dans une conscience commune et sociale? C’est là un problème dont la solution n’est pas trouvée et ne le sera peut-être jamais, car la conscience est sui generis, incomparable. On ne peut pas la faire rentrer dans un genre supérieur, car elle enveloppe tout autre connaissance ; on ne peut pas non plus en marquer la différence propre avec d’autres choses du même genre : elle échappe aux fonctions essentielles de la compréhensibilité. Donc, la science de nous-mêmes vient se heurter à un mur, à un je ne sais quoi d’impénétrable à l’analyse, qui est sans doute le même que l’impénétrable de la matière. Le fond commun de l’objet et du sujet se cache dans la nuit. Les autres êtres eux-mêmes, nous ne les concevons que comme plus ou moins analogues à notre conscience ; nous concevons d’autres consciences : c’est là pour ainsi dire « l’altruisme intellectuel, » fondement de tout autre altruisme[1].

Ceci posé, de quoi avons-nous besoin pour fonder la morale? D’un principe qui puisse marquer une limite, un non plus ultra, à notre égoïsme, à notre volonté en tant qu’elle poursuit des biens sensibles, des intérêts quelconques, des objets dont le fond métaphysique lui demeure inconnaissable. Or, puisque nous ne savons pas le fond de tout, ni par conséquent le fond du bien même, nous

  1. M. Spencer, ainsi que Kant, nous semble avoir eu le tort de représenter l’inconnaissable comme, quelque chose de transcendant. La limite de la connaissance, selon nous, est intérieure à la connaissance : le vrai inconnaissable, ou plutôt l’irréductible, c’est le fait même de connaître et d’avoir conscience.