Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/835

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne devons pas agir comme si nous avions pénétré ce fond, comme si nous étions certains, par exemple, que le plaisir, l’intérêt, la puissance, sont quelque chose d’absolu, la réalité fondamentale et essentielle, le dernier mot et le secret de l’existence. La limitation de l’égoïsme sensible doit sortir de la limitation même de la connaissance sensible. Tel est le fondement de la moralité en général.

Maintenant, quel est le fondement du droit, en particulier? quelle est sa justification rationnelle et suprême? C’est encore ce principe que notre connaissance de l’homme n’est pas absolue. En limitant notre pensée, un tel principe limite aussi rationnellement notre activité dans ses rapports avec autrui : il la refrène et lui impose des restrictions dont la règle est la justice. Vous traiter comme un pur mécanisme, ce serait vous traiter comme une chose dont je posséderais la science absolue, la formule définitive, la définition adéquate. Quand je suis en face d’une locomotive, je sais parfaitement et absolument ce qui la constitue comme telle, et je puis en développer d’un bout à l’autre la formule génératrice; je puis faire mieux, je puis la fabriquer tout entière en tant que locomotive : savoir, c’est pouvoir. Ici, il n’y a pas de restriction essentielle à ma connaissance, ni, par conséquent, à mon activité; je pourrai traiter une machine absolument à mon gré et en faire un simple instrument de ma pensée, de ma volonté. Dans les objets de la nature, dont je ne possède pas la formule complète, il y a déjà quelque chose qui, d’une façon très générale et très vague, peut restreindre mon activité : je ne me reconnais pas le droit de tout détruire, de tout briser autour de moi, de bouleverser sans but la nature. Seulement, ici, le fond de l’être ne se révèle encore d’aucune manière déterminée et spécifique : en tant que minéraux, les objets sont de simples composés, de simples agrégats, des mécanismes ; la preuve en est qu’un chimiste, M. Berthelot, par exemple, pourra les fabriquer selon ses formules et en faire la « synthèse ; » les élémens seuls m’échappent donc, et comme mon activité ne peut pas plus les atteindre que ma pensée, il en résulte que les objets matériels sont devant moi sans droit, c’est-à-dire n’imposent aucune restriction à ma volonté ; quant à l’atome, il est inviolable de fait.

Avec les traces visibles de la vie dans le végétal, quelque chose restreint plus visiblement mon pouvoir. Là encore, je ne me sens plus le droit de tout détruire sans utilité, le droit de ravager le règne végétal, de couper l’arbre sans raison, de fouler aux pieds la fleur, d’arrêter, autant qu’il est en moi, l’aspiration et l’épanouissement de la vie. La vie, c’est déjà la volonté plus ou moins consciente, avec une direction saisissable. Évidemment, l’objet qui m’impose une limite est encore ici très indéterminé : on n’en peut donc déduire aucune règle précise, conséquemment aucune règle