Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/838

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au-delà? — Au-delà, il n’y a pas seulement x, il y a zéro. S’il subsistait en dehors des formules mécaniques un x irréductible, cela suffirait pour me faire m’arrêter avec inquiétude, comme au bord d’un abîme, devant toutes les actions qui impliquent une solution pratique du problème, une traduction de l’x en symboles vivans. Violer votre liberté, cela peut donc d’abord signifier: « Le fond absolu est force et matière, rien autre chose ; » c’est la solution du matérialisme dogmatique. Cela peut signifier aussi, selon un autre système : « Le fond absolu est une substance unique, dont les individus sont des modes sans valeur propre, c’est la solution panthéiste. » Enfin cela peut signifier encore : « Le principe absolu des choses est un dieu dont je connais par révélation la volonté précise, la loi absolue, à laquelle la volonté de l’individu est subordonnée; » c’est la solution théologique. Au contraire, m’abstenir de violer la volonté d’autrui, tant qu’elle ne viole pas la mienne, voilà l’attitude qui convient à celui qui ne prétend résoudre l’x ni en pure matière, ni en substance unique et nécessaire, ni en volonté absolue et transcendante, à celui qui ne veut point du dogmatisme matérialiste, panthéiste ou spiritualiste, à celui qui, en général, refuse de dogmatiser et s’abstient. Le droit est donc le pendant du doute méthodique et de la « suspension de jugement » des anciens.

La modestie métaphysique est le principe de la dignité morale et du respect moral. Socrate avait raison de le croire : nous sommes grands par l’idée de ce que nous ne savons pas, autant et plus que par l’idée de ce que nous savons. Concevoir une limite, c’est aussi concevoir un au-delà ; c’est pouvoir se le représenter, sinon le connaître.

Peut-être, en effet, de ce fond même, qui serait la réalité, pouvons- nous nous faire une conception symbolique, lointaine, détournée, comme le ciel astronomique symbolise le ciel réel et inconnu. L’apparence, après tout, doit être liée à la réalité, comme les mouvemens apparens des astres sont liés à leurs mouvemens réels. Il y a une vérité relative jusque dans le système de Ptolémée, quoiqu’il soit moins proche de la vérité que le système également relatif de Copernic. La métaphysique est à nos yeux une spéculation hypothétique, un prolongement idéal des lignes que la science même a antérieurement tracées, une recherche de leur direction convergente et du foyer où elles viendraient coïncider. Ce foyer serait le fond même de la nature, le naturel par excellence, nullement le supranaturel, qui en est l’ombre projetée dans les nuages. L’indestructibilité de l’instinct métaphysique prouve qu’il y a là quelque chose d’essentiel à notre organisation mentale : l’homme est un animal métaphysique. Si c’est là une illusion cérébrale, encore faudrait-il faire voir que c’est en effet une pure illusion et d’où elle vient. La