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politique très applaudi, qui rêva de fonder l’unité allemande, non par le fer et le sang, mais par la liberté parlementaire, était l’âme de ce cercle joyeux où se rencontraient des hommes de lettres, des érudits, des professeurs, un philologue, un conseiller, un éditeur d’œuvres d’art, un capitaine, un pasteur protestant, tous amis de la dive bouteille. À ces assemblées du mercredi, M. Scheffel avait mission de fournir des chants à la bande ; le pasteur Schmetzer choisissait pour chaque pièce des mélodies appropriées, et les chantait avec un art peu commun, du moins en France, parmi les théologiens. C’est dans ce milieu que sont nées la plupart de ces chansons, toutes chaudes encore des fumées du vin. Le poète les a placées sous l’invocation de « l’humide génie d’Heidelberg. » Il célèbre les souvenirs de ces réunions et les tavernes préférées, mais ses chants ont eu bientôt franchi ce cercle étroit et tout local pour se répandre dans les universités d’Allemagne. L’auteur les a réunies plus tard sous le titre de Gaudeamus ! emprunté à une chanson latine des étudians allemands, parodie d’un chant d’église du XVIe siècle :


Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus.
Post jucundam juventutem,
Post molestam senectutem,
Nos habebit humus, nos habebit humus !


Cette évocation d’idées funèbres pour s’exciter au plaisir, ces chansons à boire qui ont un faux air de De profundis, semblent caractériser un peuple qui n’est pas naturellement gai et qui a besoin d’un coup de fouet pour se mettre en joie. Cette méthode n’est pas particulière aux Allemands. On sait que les Égyptiens plaçaient des simulacres de mort sur la table des festins, et, dans le Satyricon de Pétrone, Trimalcion se fait apporter au milieu du repas un squelette en argent dont les articulations jouaient. Il régale les convives du spectacle de ses diverses attitudes, puis ajoute, dans l’esprit du Gaudeamus :


Heu ! heu ! nos miseros, quam totus homuncio nil est !
Quam fragilis tenero stamine vita cadit !
Sic erimus cuncti, postquam nos auferet Orcus.
Ergo vivamus, dum licet esse bene.


Ce que l’on a traduit :


O misère ! ô pitié ! que tout l’homme n’est rien !
Qu’elle est fragile, hélas ! la trame de sa vie !
Tel sera chez Pluton votre état et le mien.
Vivons donc tant que l’âge à jouir nous convie[1].

  1. Satyricon, ch. XXXIV.