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allemande sur celle des autres nations. Dans une seconde chanson de circonstance, lors d’une solennelle ripaille organisée au vieux château pour fêter l’oie de la Saint-Martin, il imite avec art les chants populaires où le sujet est souvent traité[1]. Ailleurs il parodie le plus ancien monument de la langue et de la poésie allemandes, le Chant d’Hildebrand et nous présente ce chef légendaire et son fils Hadubrand sous les traits de deux ivrognes fieffés. Enfin il a créé dans le chevalier de Rodenstein un type d’ivrognerie allemande, que les belles illustrations de M. de Werner ont achevé de rendre populaire. Ce junker assoiffé, après avoir bu les trois villages qu’il possédait, achève de boire son patrimoine, son pourpoint, ses bottes, son chapeau, et il boira jusqu’à ce qu’on lui prenne son gosier en gage. Dévoré d’une soif immortelle, au fond du tombeau, il en sort sur l’heure de minuit, enfourche son grand cheval et, le fouet à la main, suivi par la troupe maudite de tous les buveurs trépassés, il ébranle la porte des cabarets et prend d’assaut les presbytères :


Et Rodenstein dit encore : «Allons, ma troupe maudite, je vais surprendre Tiefschluckhausen[2] et mettre le pasteur à sec. Hors, hors de la maison, seigneur curé, que Dieu vous aide! N’y a-t-il plus nulle part une goutte de vin, la nuit, vers l’heure de minuit? »

Le curé, brave et saint homme, parut devant sa porte armé en guerre, avec le bénitier, le scapulaire et l’anathème; il conjura les esprits : « Loin, loin de la maison ! Que Satan vous protège si vous obtenez une seule goutte de vin, la nuit, vers l’heure de minuit! »

Mais, tout joyeux, le junker Rodenstein grommelle : « curé, je te prendrai pourtant. Fermez la porte aux esprits, ils passent par la serrure! Entrez là, entrez là, le vin est là ! Hurrah!.. nous y voici, sa cave est bien garnie ! Hurrah ! nous allons boire ! »

Et quand l’horloge sonna une heure, la troupe des esprits chantait d’une voix creuse et sourde : « Curé, curé, nous en avons assez. Curé, adieu maintenant, sortons ! sortons de la maison ! Curé, portez-vous bien, il ne coule plus une goutte de vin des cruches, robinets et bondons. »

Alors le curé jura : « Grand merci, le diable vous emporte ! Puisque tout est bu, je veux moi-même suivre la troupe maudite comme aumônier de campagne ! Hors maintenant ! hors de la maison ! Seigneur chevalier, touchez là, l’affaire est faite ! Puisque tout mon vin est au diable

  1. Voir la courte et excellente anthologie intitulée : Handbüchlein fur Freunde des deutschen Volksliedes, von A. F. B. Vilmar. Marburg, 1879. 2e édition.
  2. Mot à mot, le village de la gorgée profonde.