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pourtant que puisse être la sagacité de l’érudit, et si scrupuleuse, du moment que la vive imagination du poète s’y mêle, qu’il ne se contente plus de suivre pas à pas des traces à demi effacées, qu’il prend son vol vers les vagues régions de la fantaisie, bien des traits modernes se glissent inévitablement sous sa plume. Il serait aisé de signaler dans ce roman plus d’un anachronisme, ils sont même parfois voulus; d’après une pratique assez fréquente chez les écrivains romantiques. M. Scheffel se joue volontiers de son sujet, il y introduit des scènes bouffonnes, il se plaît à détruire par l’ironie gaie ce qu’il vient d’édifier à grand renfort de notes, de citations, et de documens précis. Il nous donne bien le détail exact du paysage, de l’habitation, des mœurs et des costumes, mais il réussit peut-être moins à éclairer le monde obscur de ces âmes qui ne pensaient que par visions et que notre intelligence abstraite et notre langage analytique ont tant de peine à concevoir et à exprimer. J’imagine que Gustave Flaubert, s’emparant de la chronique de Saint-Gall, nous eût laissé quelque vive et étrange peinture de femme à demi barbare, dans le goût d’Hérodiade ou de Salammbô. M. Scheffel, au contraire, a singulièrement adouci les traits fournis par la chronique monacale; tout en les amplifiant et en les développant, il a supprimé les plus saillans, il a sensibilisé avec esprit, mais selon le goût moderne, les amours de la duchesse. On en jugera par l’analyse suivante.

Hadwige est devenue veuve du duc Burchard. Il lui a pris un jour fantaisie de faire une excursion au cloître de Saint-Gall, la plus célèbre des écoles de toute l’Europe. Elle arrive avec sa suite à la porte du cloître. Mais la règle de Saint-Benoît ferme expressément aux femmes l’entrée de ces pieux asiles. Perplexité de l’abbé, qui craint de mécontenter une si puissante voisine. Le chapitre assemblé partage l’embarras de son supérieur, lorsqu’un jeune moine du nom d’Ekkehard, à qui sa précoce sagesse avait valu la dignité importante de portier du couvent, exprime une opinion qui rallie tous les suffrages. « Notre règle, dit-il, interdit assurément à une femme de poser le pied sur le seuil du cloître, mais elle n’interdit pas qu’on lui fasse franchir le seuil en la portant. » Cette ingénieuse solution tire l’abbé d’embarras, et satisfait à la fois sa conscience et les règles de l’ordre. On décide que l’auteur du projet sera chargé de l’exécuter Séduite par la belle figure du jeune moine, la duchesse consentit à cette transaction. A peine eut-elle sauté à bas de son cheval, il l’enleva dans ses bras nerveux ; et l’auteur voit là le symbole des rapports de l’église et de l’état au bon vieux temps.