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Pendant qu’elle se sentait comme bercée dans les bras du portier, la duchesse pensait : « En vérité, jamais le froc de Saint-Benoît; n’a mieux habillé personne; » et tandis qu’Ekkehard déposait son fardeau avec une dignité timide à l’intérieur du cloître, il ne lui vint rien autre chose à l’esprit si ce n’est que jamais l’intervalle qui séparait la porte et le seuil ne lui avait paru si court. — Vous m’avez sans doute trouvée lourde? dit doucement la duchesse. — Noble dame, vous pouvez dire sans crainte, comme il est écrit : « Mon joug est doux et mon fardeau léger, » répondit-il[1],


avec un audacieux à-propos tiré des textes sacrés.

Introduite dans ce sanctuaire d’études savantes et de bonne latinité, la duchesse se mit en tête de lire Virgile dans l’original, et demanda à l’abbé de lui donner le portier blond comme professeur. L’abbé céda, bien à regret, toujours par crainte d’une redoutable inimitié. Ekkehard obéit, non sans un secret plaisir, mais avec un pressentiment du danger de cette mission pour la salut de son âme. Le fracas de la petite cour de Hohentwiel, où il ne retrouvait plus le recueillement de sa cellule, l’étourdit tout d’abord. La chambre qu’il occupait confinait aux appartemens de la duchesse ; le bruit des éperons, le caquetage des filles de service troublait profondément sa prière. Il s’enhardit jusqu’à demander une petite retraite silencieuse au sommet de la tour carrée du Burg. La duchesse fronça le sourcil, et ce fut un premier nuage que le moine ne sut pas discerner. Hadwige était, en effet, bien moins éprise de latinité que du professeur de latin ; à sa vue, elle avait été tentée comme une fille d’Eve et courait d’instinct à l’obstacle et au péché. Lui, remplissait ses fonctions avec conscience, faisait conjuguer innocemment à son élève le verbe amare, expliquait et commentait d’une voix chaude et sonore le IVe livre de l’Enéide, sans avoir l’idée, tant son cœur restait pur, de tirer profit des exemples de Didon. Il était tout à son affaire, et en récitant les vers classiques, il se délectait à la façon d’un érudit allemand, « non comme le papillon qui voltige autour de la fleur, mais comme un ours savant qui fourre ses pattes dans la ruche à miel et les lèche. »

Ce n’est pas qu’Ekkehard fut de tous points un lourdaud insensible, invulnérable à l’amour. La rougeur lui était montée au front la première fois qu’il avait vu la duchesse de Souabe; la présence de cette femme le troublait et il lui arrivait de contempler le lac, le ciel nocturne avec un vague sentiment de tristesse qu’il n’avait jamais connu. Un jour qu’ils étaient montés ensemble au sommet

  1. Ekkehard, page 22.