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cosmopolites, l’opéra cosmopolite ne pouvait manquer de s’implanter en Italie, et la force des choses, bien plus encore que la Forza del destino, dominait la situation.

L’avènement date de l’époque où nos grands opéras français, Robert le Diable, les Huguenots, le Prophète, devinrent en Italie partie intégrante du répertoire national, il y a de cela environ vingt ans. On se trouvait en présence d’un immense inconnu. Complications instrumentales, vocales et décoratives, l’orchestre, les chœurs, la mise en scène appelés du jour au lendemain à figurer activement dans ce fameux concert dont les chanteurs s’étaient jusqu’alors chargés de faire tous les frais, — on devine quel remue-ménage! Il fallut forcément s’élargir, s’outiller à nouveau et recourir à tout un ordre administratif jusqu’alors inutile. Cette fonction si importante du chef d’orchestre ou, comme disent les Allemands dans un sens plus extensif, du Kappelmeister, sait-on bien qu’elle n’existait encore nulle part en Italie avant cette époque, et qu’à la Scala, à San Carlo, à la Fenice, on se contentait d’un praticien quelconque, qui, sous le nom de maestro concertatore, tenait le piano pendant les répétitions, tandis que c’était le premier violon qui, le soir, avec son archet, battait la mesure au pupitre, comme qui dirait Arban ou Metra? Les Italiens, pourtant, naissent maîtres de chapelle ; il semble que la nature les ait destinés à cet emploi par la finesse même de leur perception auditive, comme par cette faculté qu’ils ont de discipliner, de manier les masses; et quelle vibration communicative ! Rappelez vos souvenirs de voyage et les impressions que vous aura laissées telle représentation du Trovatore ou de la Traviata, de la Lucia ou de la Sonnambula, entendue à l’aventure dans un théâtre de troisième ordre. N’était-ce point un effet tout nouveau que produisaient sur vous ces spécimens du répertoire national, ainsi exécutés avec la verve endiablée du terroir ?

Je sais bien ce que vous me direz : fougue méridionale, flamme extérieure, clinquant du Tasse. Notre interprétation, à nous, est plus sobre, nous y mettons surtout moins de gestes. Resterait à se demander si, dans les choses du théâtre, la concentration, et ce que nous appelons « l’art sérieux, » doit jouer un si grand rôle. Un drame musical, quel qu’il soit, s’adresse au public, qu’il s’agit d’enlever directement ; s’en tenir à rendre exactement la note dans une salle où tout est spectacle décors, costumes, danses, serait pour un chef d’orchestre de notre temps une sorte d’abdication; il faut, lui surtout, qu’il entre dans le jeu, qu’il intervienne de sa personne et de son âme. C’est là, paraît-il, ce qu’avait singulièrement compris un homme réputé, de l’autre côté des Alpes, le