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en loin, une représentation égarée de Don Giovanni ou de Cosi fan tutte. Rossini ne se joue plus ; et ce n’est pas un médiocre signe du temps à constater que cet avènement de l’Allemagne et de l’Europe au cœur d’une nationalité musicale jusqu’alors si absolument réfractaire à l’esprit cosmopolite. Weber avait bien ouvert la voie ; mais quand on songe à ce trésor de mélodies qu’est la partition du Freischütz, il n’est guère possible de s’étonner de l’enthousiasme qui la suivit partout : à Milan, à Turin, à Rome, à Naples, à Venise. Plus tard était venu Meyerbeer, le Meyerbeer de Robert le Diable et des Huguenots. Phénomène pourtant bien curieux que cette primordiale influence de l’Italie sur les trois héros qui semblent aujourd’hui l’avoir conquise! Avant que d’y rentrer en maître, que sait-on? en tyran peut-être, chacun d’eux l’avait parcourue en esclave. Telle cantilène du Freischütz, — le chœur des jeunes filles apportant la couronne, — la période superbe du dernier finale, pourraient être d’un Bellini; Eduardo e Cristina, la Semiramide riconosciuta avaient précédé le Prophète ; et Lohengrin lui-même n’a pris date qu’après Rienzi. N’importe, on aurait tort d’invoquer ces circonstances ; c’est bel et bien par l’esprit allemand que l’Italie s’est laissé vaincre en adoptant Wagner ; et la preuve, c’est que Rienzi, œuvre de transaction, œuvre mixte, n’y obtenait qu’un succès d’estime, tandis que la vraie victoire, disputée, passionnée, fut pour Lohengrin, conception déjà systématique. Comment le mouvement continua de s’affirmer, englobant peu à peu grands et petits, il serait trop long de le dire; essayons pourtant d’établir quelle part Verdi s’attribua.

Cette unique alternative s’offrait à lui : combattre l’évolution ou la gouverner. La combattre, c’eût été rebrousser chemin vers un passé dont il reconnaissait les erreurs; mieux valait donc étudier le terrain en attendant d’aller soi-même aux découvertes. La Messe pour Manzoni fui un coup de génie. Elle déblayait la situation, que le germanisme menaçait d’encombrer, et mettait à profit la réforme sans rien abdiquer de la tradition. Aida et le Requiem seraient en ce sens œuvres historiques. Au moment d’être musicalement absorbée, l’Italie se souvient qu’elle a pendant trois cents ans dicté des lois, et, pour ne pas être conquise, elle transige. Faites de Verdi un simple continuateur du système, un Bellini, un Donizetti, et l’Italie reste isolée entre la France et l’Allemagne, où, d’un côté, Meyerbeer avec les Huguenots, de l’autre, Weber avec Euryanthe, et, après lui, Richard Wagner avec Tanhäuser et Lohengrin, ont installé l’opéra moderne. L’impulsion une fois donnée ne s’arrêta plus. A Rome, à Florence, à Turin, des sociétés se formèrent pour la propagation de la musique instrumentale, et Milan vit se fonder,