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REVUE. — CHRONIQUE.

eu un moment de bourrasque, et peu s’en est fallu qu’avant de toucher le but, il n’ait eu une dernière mésaventure : le sénat, il est vrai, avait simplifié la situation et facilité la tâche du gouvernement en livrant la magistrature aux passions de l’autre chambre. L’essentiel était assuré, le reste n’avait ou ne semblait avoir que peu d’importance. Un incident assez vif ne s’est pas moins produit tout à coup, non plus à propos de l’inviolabilité des juges désormais sacrifiée, mais au sujet de l’incompatibilité des fonctions judiciaires et des fonctions électives, que la chambre des députés avait inscrite dans son projet, que le sénat a refusé d’admettre. C’est M. Clémenceau qui a repris, sous forme d’amendement, un article primitivement adopté, en mettant pour ainsi dire la chambre en demeure d’être fidèle à elle-même, de confirmer son premier vote sur l’interdiction du cumul. La situation devenait embarrassante pour tout le monde. M. le président du conseil a été obligé d’intervenir. Il s’est bien gardé d’invoquer les raisons sérieuses qui peuvent justifier la présence des chefs de la magistrature, de certains fonctionnaires, dans les assemblées délibérantes, il s’est adressé aux passions et aux intérêts. Il a laissé voir d’une manière assez transparente qu’il avait fallu sacrifier pour le moment l’article sur le cumul aux susceptibilités des sénateurs fonctionnaires, que maintenant accepter l’amendement de M. Clémenceau, ce serait remettre la loi tout entière en doute. Si on ne votait pas la loi telle qu’elle était, on n’aurait pas d’épurations : grand et souverain argument ! Tout le monde n’a pas été, à ce qu’il paraît, convaincu. Malgré les objurgations ministérielles, cette majorité si « compacte, » si « disciplinée, » si « résolue, » qui, peu de jours auparavant, faisait l’admiration de M. le président du conseil, s’est trouvée au scrutin partagée en deux camps presque égaux, et le cabinet a été tout près d’un échec assez sérieux.

À peine la question semblait-elle apaisée, elle s’est tout à coup ravivée et compliquée par une interpellation d’un député interrogeant M. le garde des sceaux au sujet d’un substitut qui voulait se présenter comme candidat à un conseil général de la Provence, et qui a eu pour cela des démêlés avec la chancellerie. Le fait venait certes à propos. Rien ne pouvait, comme on l’a dit, « jeter un jour plus vif sur le danger de laisser les magistrats entrer sur le terrain de la politique. » Cette fois c’est M. Ribot qui, profitant de l’incident, a serré de près le ministère et qui, sans aller aussi loin que M. Clémenceau, a proposé d’inviter par un ordre du jour le gouvernement « à présenter dans le plus bref délai possible un projet sur l’incompatibilité des fonctions judiciaires et de tout mandat électif. » M. le président du conseil s’est débattu plus que jamais sans rien répondre sérieusement, et le cabinet ne s’est sauvé encore une fois qu’en éludant, en promettant de s’occuper de l’affaire des incompatibilités, eu élevant surtout au dernier moment une ques-