Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/955

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
949
REVUE. — CHRONIQUE.

les foudres de l’épuration ? Aller à la messe, — c’est encore une éventualité qui a été prévue, — sera-ce un titre à la proscription ? que faut-il avoir fait ou avoir évité pour être coupable ou innocent ? M. le président du conseil et M. le garde des sceaux le savent apparemment. Il y a mieux : cette loi qu’ils promettent d’interpréter avec équité, ils ne sont pas même libres de l’appliquer comme ils le disent. Elle est forcément violente par sa nature, par sa destination ; elle a été faite, non pour créer une magistrature meilleure, ou plus éclairée, ou plus digne (ce qui eût été une pensée avouable), mais pour avoir une magistrature de parti, pour exclure des ennemis ou de prétendus ennemis, et pour satisfaire des créatures, des cliens impatiens d’entrer dans cette « dernière forteresse, » selon l’expression dont on s’est servi. Le gouvernement est obligé d’obéir aux passions qui ont mis dans ses mains cette malheureuse loi, dont il a accepté d’être le complice.

On aura beau faire, il n’est pas facile de s’arrêter dans la voie où l’on est entré. On court le risque d’avoir plus qu’à demi détruit ou déconsidéré sans profit pour la république une institution qui était une force sociale. Autrefois, il y avait une magistrature française dont quelques membres pouvaient être individuellement peu dignes de leur position, qui dans son ensemble était honorée et respectée parce qu’elle restait au-dessus ou en dehors des mobilités de la politique, parce qu’elle puisait dans son inviolabilité et dans son indépendance l’autorité nécessaire pour rendre des arrêts et non des services, comme on l’a dit si souvent. Ce qu’on veut, ce qu’on va créer aujourd’hui, c’est un corps de fonctionnaires soumis, choisis par l’esprit de parti, pour rendre des services avec des arrêts, livrés à toutes les oscillations de la politique, peu confians dans ce reste d’inamovibilité qu’on leur laissera ou qu’on leur rendra après une suspension de trois mois. On a malheureusement cédé à ce triste penchant qui tend à tout désorganiser et à tout diminuer sous prétexte de réformes dans un prétendu intérêt républicain. Oh ! assurément, si dans l’institution judiciaire, comme dans tout le reste, on avait voulu accomplir des réformes sérieuses, ce n’est pas parce que ces réformes auraient été des nouveautés ou parce qu’elles auraient modifié des situations personnelles qu’elles auraient dû être combattues. Pourvu que les expériences auxquelles on se livrera s’inspirent d’une pensée supérieure et réfléchie, qu’on essaie, qu’on cherche ; rien de mieux. Avec le temps, avec les changemens de régimes, il y a évidemment des nécessités qui se révèlent, des améliorations qui s’imposent. Il ne s’agit, en vérité, de craindre ni les idées nouvelles, ni les hommes nouveaux, et ce qu’on appelle le progrès ; mais ce qu’il y a de frappant, ce dont on peut justement se plaindre, c’est que dans tout ce qui se fait, dans tout ce qui paraît aujourd’hui, il n’y a rien qui ressemble à une réforme réelle, à un progrès moral ou politique, et il n’y a surtout rien de nouveau.