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seraient en partie le fait de la politique allemande, désireuse de nous voir occupés loin de l’Europe ? Cette supposition ferait peu d’honneur à l’habileté du cabinet de Berlin. Les colons de la race germanique sont répandus dans toutes les régions du globe, et, depuis quelques années, ils se dirigent en grand nombre du côté de l’Asie. Le commerce allemand dans l’extrême Orient est devenu très actif ; les maisons de Brème et de Hambourg ont des succursales dans tous les ports de la Chine et du Japon. Ce serait une singulière façon de protéger ces grands intérêts que de pousser la Chine à une guerre qui devrait les compromettre. A supposer, d’ailleurs, contre toute vraisemblance, que le cabinet de Pékin reçoive d’un gouvernement quelconque de l’Europe des inspirations et des excitations qui nous seraient contraires, le gouvernement français n’y verrait sans doute qu’une raison de plus pour apporter une extrême prudence dans les négociations engagées avec la Chine.

La question de suzeraineté, qui donnerait lieu, paraît-il, aux plus grandes difficultés, ne vaut certainement pas pour nous l’honneur ni les frais d’une guerre. Dans notre Orient, la suzeraineté qui siège à Constantinople n’embarrasse pas l’Angleterre en Égypte ; elle ne nous gêne point à Tunis. Dans l’extrême Orient, la suzeraineté qui siège à Pékin ne nous a point arrêtés lors de la prise de possession de la Cochinchine. Devant ces suzerainetés, on salue, si l’on veut, mais l’on passe. Que nous faut-il de plus, à nous Européens ? Est-il besoin que, par un écrit scellé et signé, ces suzerains abdiquent, tantôt ici, tantôt là, leur titre traditionnel ? Ce serait leur demander beaucoup, et exiger, non pas seulement de leur orgueil personnel, mais encore des nécessités de leur politique, plus peut-être qu’il ne peuvent donner. Ne convient-il pas d’avoir égard à la situation de ce souverain « Fils du Ciel, père et mère du peuple, » dont l’empire s’intitule : « l’Empire céleste, » comme étant d’origine surhumaine, et « l’Empire du milieu » comme étant le centre du monde, qui compte ses sujets par centaines de millions, et qui ne peut les tenir unis et soumis que par le prestige !

Il est du plus haut intérêt pour la France et pour l’Europe que la question du Tonkin ne s’étende pas au-delà des limites de l’Annam. Notre diplomatie serait difficilement excusée, si cette affaire d’Hanoï allait devenir une cause de trouble pour l’ensemble des intérêts politiques et commerciaux dans l’extrême Orient.


C. LAVOLLEE.