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Berlin, autrement on m’y ferait quelques sottises. » Les sottises furent faites, et tout à coup on ne le reconnut plus, il ne fut plus lui-même. Il pactisa avec l’émeute, il consentit à éloigner de la capitale ses troupes presque victorieuses. Une suprême humiliation lui était réservée. On apporta jusque dans son palais des cadavres d’insurgés, et la révolution lui dit : « Salue tes victimes ! » A la clarté des flambeaux, tête nue, le visage blême, sa majesté royale les salua.

Aucun souverain n’a cru plus fermement que Frédéric-Guillaume IV au principe de la légitimité, au mystère du droit divin. Une telle croyance est dans les temps heureux une source d’espérance et de force. On se sent au-dessus de la fortune et des hommes ; n’est-on pas le délégué de celui qui peut tout, l’interprète et l’exécuteur de ses volontés ? Mais le jour où cette providence particulière dont on se croyait assuré se retire dans son nuage et prive ses élus de sa bienheureuse compagnie, leur effarement ne sait plus à quoi se prendre. Ils s’étaient imaginé que Dieu se révèle non-seulement dans les principes, mais dans les événemens. Quand les événemens semblent condamner les principes, tout s’écroule, tout disparaît, et il ne reste plus qu’à s’envelopper dans son manteau, à se résigner à son destin, sans essayer de le conjurer par les petits moyens de la sagesse vulgaire et par l’assistance des petits hommes qui les proposent.

Shakspeare, dont le prodigieux génie avait tout vu, tout compris, tout deviné, raconte dans un de ses drames historiques la défaillance soudaine d’un courage de roi qui se croyait l’élu de la Providence et que le malheur détrompe. Quand Richard II apprend que son rebelle cousin ose attenter à sa couronne, il refuse de croire au danger, il raille les inquiétudes de ses amis. Il leur rappelle « que toute l’eau de la mer orageuse et mugissante ne peut effacer l’huile sainte sur le front d’un roi consacré, que le souffle des hommes ne peut renverser le député élu par le Seigneur, qu’à chaque soldat de Bolingbroke Dieu opposera en faveur de son Richard un des anges glorieux qu’il tient à sa solde céleste. » Mais à peine a-t-il appris les premiers succès de la rébellion, la déroute des Gallois, la défection de quelques-uns de ses gouverneurs, sa superbe assurance fait place au plus morne désespoir. Il ne veut écouter ni consolations ni conseils, il exige que ses courtisans ne lui parlent plus que de tombeaux et d’épitaphes, qu’ils s’assoient avec lui dans la poussière du chemin pour lui raconter des histoires de rois morts, de ceux qui périrent à la guerre, de ceux qui furent déposés, de ceux que leur femme empoisonna, de ceux qu’on assassina dans leur sommeil : « Couvrez-vous, s’écriait-il, et n’insultez plus par l’ironie de vos respects l’être de chair et de sang que je suis. Oubliez les vaines cérémonies de l’étiquette, car vous n’avez fait tout ce temps que vous abuser sur moi. Je vis de pain comme vous, je sens