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que ses journaux de toutes nuances prédisent depuis quelques semaines à plus ou moins bref délai, il sera difficile à l’Allemagne de laisser aux Français le choix du moment qu’ils jugeront favorable pour nous la déclarer. » C’est-à-dire que les Allemands sauront bien, eux, choisir le moment favorable pour ouvrir la guerre, — ils ont, du reste, l’obligeance de nous prévenir ! Et à quel propos ce manifeste batailleur, qui n’est pas le premier de ce genre, mais qui, cette fois plus que jamais, a surpris l’Europe ? Quelle raison, plus ou moins spécieuse, invoque-t-on pour expliquer, sinon pour justifier cette menace de devancer des hostilités dont on nous suppose l’intention ? Le seul fait à demi précis, c’est que M. le ministre de la guerre aurait eu le projet de faire l’expérience d’une mobilisation complète d’un corps d’armée sur la frontière de l’est. Or ce projet n’existe pas, il n’y a pas de mobilisation préparée, aucun crédit n’a été demandé et ne pourrait être pris arbitrairement dans le budget. Il n’y a rien de vrai, pas plus qu’il n’est vrai que les journaux français soient occupés chaque matin et chaque soir à déchaîner ou à exciter des passions de guerre contre l’Allemagne. S’il y a jamais eu un sentiment puissant et dominant dans le pays, c’est à coup sûr le sentiment de la paix qui règne aujourd’hui, et les Allemands peuvent faire ce qu’ils voudront, ils ne réussiront pas à prouver qu’ils ont eu à se défendre contre une nation enflammée pour la guerre.

Comment donc expliquer ces violences et ces menaces, qui ne répondent à rien de réel, du moins à rien de visible ? M. de Bismarck, préoccupé de complications qui pourraient s’élever d’un autre côté et attirer ses forces, a-t-il voulu signifier à la France qu’elle devait dans tous les cas se tenir tranquille ? A-t-il voulu simplement cacher sous une démonstration ou une diversion de circonstance les-combinaisons qu’il prépare, qu’il est occupé à nouer pour tenir sous son joug le centre de l’Europe ? S’est-il proposé enfin de frapper un coup violent sans autre intention, pour n’en pas perdre l’habitude ? Il en sera ce qu’on voudra. Pour rester dans le vrai, ce qu’il y a de plus probable, c’est que l’article qui a fait un moment tant de bruit est destiné à s’éteindre dans l’oubli sans avoir d’autre conséquence. M. de Bismarck, on le sait bien, a ses fantaisies de brutalité ; il ne nous a pas accoutumés à de bons procédés et à des ménagemens. C’est encore après tout un ennemi aussi avisé que puissant, et, pour bien des raisons, il est douteux qu’il ait sérieusement songé à allumer en ce moment la guerre ; il est plus douteux encore que le vieil empereur Guillaume consentît à troubler la paix de ses derniers jours par des luttes qui seraient formidables, à quelque frontière de l’empire qu’elles dussent s’engager.


CH. DE MAZADE.