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continuant de croire qu’Énée s’est sauvé de Troie au dernier moment, on commence à ne plus admettre qu’il se soit fixé dans quelque ville du mont Ida pour n’en plus sortir, on lui fait entreprendre des voyages merveilleux à la recherche d’une patrie nouvelle. Il part d’Ilion, sous la conduite d’une étoile que sa mère fait luire au ciel pour le guider. Les uns se contentent de le diriger vers les pays voisins ; ils supposent qu’il s’arrête sur les rivages de la Thrace, à l’embouchure de l’Hèbre, où il fonde la ville d’Ænos. D’autres le conduisent plus loin, à Délos, dans la mer Adriatique, le long du golfe d’Ambracie, Une fois qu’il s’est mis en route, il ne peut plus s’arrêter. Il s’avance de plus en plus vers « l’Hespérie ; » il double la côte du Bruttium, de la Campanie, touche à Cumes, où il enterre son pilote Misène sur le cap qui porte encore aujourd’hui son nom ; de là il fait une pointe importante en Sicile, que la tradition représentait comme toute pleine du souvenir des Troyens ; puis il revient sur les côtes d’Italie pour se fixer définitivement dans le Latium. Cette fois, les voyages d’Énée sont finis ; la légende a pris sa dernière forme, et nous sommes sur le chemin qui nous conduira directement à l’Enéide.

D’où vient ce changement qu’elle a subi depuis Homère ? Quelle raison pouvait-on avoir d’arracher Énée à la terre troyenne, où l’Iliade nous le montre établi, pour le conduire en tant de lieux différens ? Il est difficile de le dire avec certitude, et c’est précisément une de ces lacunes que je faisais entrevoir tout à l’heure. On serait d’abord tenté de croire que ce petit peuple des Teucriens, que nous venons de voir fixé autour des champs « où fut Troie, » s’est décidé un jour à courir le monde, emportant avec lui ses traditions et ses souvenirs, et que, fidèle à une habitude de ces temps primitifs, il a mis ses propres voyages sur le compte de celui qu’il regardait comme le chef de sa race. Mais ce peuple était de trop petite importance, il n’a pas laissé après lui une assez grande renommée pour qu’on puisse croire que ses navigateurs aient entrepris de si lointaines expéditions. C’est à la nation grecque tout entière qu’on doit en faire honneur ; c’est elle qui a visité tous les rivages de la Méditerranée, exporté ses produits, établi ses comptoirs, fixé ses colonies dans ces pays barbares où les Phéniciens seuls avaient osé se montrer. Il est donc nécessaire de lui attribuer la forme nouvelle que prend alors la légende d’Énée. Mais ici une objection assez grave se présente : comment se fait-il que les Grecs se soient