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chargés de célébrer la gloire d’un ennemi ? D’où vient qu’ils ont eu la complaisance de faire à un Troyen une aussi belle légende ? On peut répondre assurément qu’aucun des personnages qui figurent dans l’Iliade n’était tout à fait pour eux un étranger. Tel était le prestige de ce poème que la Grèce, n’en voulant rien laisser perdre, avait adopté les vaincus aussi bien que les vainqueurs, et les reconnaissait tous un peu comme ses enfans. On pourrait ajouter aussi que, parmi les Troyens, il n’y en avait pas qui fût moins ennemi des Grecs qu’Énée ; Homère le représente fort irrité contre le divin Priam, qui ne l’honore pas autant qu’il le mérite. Un homme sage comme lui ne devait pas beaucoup approuver la conduite de Pâris, et quelques-uns racontaient qu’il conseillait toujours de rendre Hélène à son mari. On disait aussi que, prévoyant la ruine prochaine, il s’était accommodé avec les ennemis et qu’il avait fait sa paix tout seul. C’était donc de tous les Troyens celui contre qui les Grecs devaient être le moins irrités et auquel ils pardonnaient le plus facilement son origine ; et cependant ces raisons, si spécieuses qu’elles paraissent, n’empêchent pas qu’on ne soit surpris qu’ils aient fait tant d’honneur à un compagnon d’Hector, qui avait combattu vigoureusement contre Diomède et contre Achille. S’ils avaient été tout à fait libres de choisir à leur gré le personnage auquel ils devaient attribuer ces grandes aventures, il n’est pas douteux qu’ils n’eussent donné la préférence à l’un de leurs chefs. Ils en avaient un, le plus glorieux, le plus aimé de tous, celui qui représentait le mieux leur caractère et leur pays, dont on racontait déjà tant d’histoires surprenantes qu’il ne coûtait guère de lui prêter quelques exploits de plus : c’était Ulysse. Il se trouvait justement alors, si l’on en croyait la tradition, dans quelque île voisine de l’Italie, où le retenait l’enchanteresse Circé. Rien n’était plus facile que de supposer qu’il était passé de là dans le Latium et d’en faire l’ancêtre de la grande famille romaine. Nous avons la preuve que quelques-uns tentèrent de donner ce tour à la légende et de substituer le personnage d’Ulysse à celui d’Énée. Si, malgré la vanité nationale et l’attrait d’un nom populaire, cette version n’a pas prévalu, si les Grecs ont accepté l’autre, quoiqu’elle glorifiât un Troyen au détriment d’un héros de leur sang, il faut croire qu’ils n’étaient pas libres d’agir autrement et que, de quelque manière, elle s’est imposée à eux. Il y a encore une observation qu’on ne manquera pas de faire en lisant les divers récits des voyages d’Énée : chacune de ces narrations, qui nous le montre abordant à un pays différent, suppose qu’il s’y arrête et qu’il n’en sort plus ; pour qu’il soit plus certain qu’il s’y est fixé, elle nous dit qu’il y est mort et qu’on y conserve ses restes. Cette multiplicité de tombes consacrées à la même personne cause quelque embarras à ce bon Denys