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philologie, l’archéologie la confirme. Dans des fouilles faites sur le Viminal, on est parvenu jusqu’à des tombes placées sous ce qu’on appelle le mur de Servius, et qui sont, par conséquent, plus anciennes ; ces tombes, parmi beaucoup d’autres objets, contenaient des vases chalcidiens, venus sans doute par la voie de Cumes. Dès ce moment, les Grecs connaissaient le chemin de Rome, ils y importaient les produits de leur industrie, et, avec eux, leurs idées, leur civilisation, leurs légendes. Mais faut-il croire que, parmi ces légendes, se trouvait déjà celle d’Enée ? Sur ce point, les savans se divisent, et nous voyons se produire les opinions les plus opposées : tandis que quelques-uns la croient aussi ancienne que Rome même, d’autres ne veulent pas qu’elle soit antérieure aux guerres puniques. De quel côté paraît être la vérité ?

A ceux qui prétendent la faire remonter jusqu’aux origines même de Rome on a répondu avec raison que, si elle avait existé au temps où fut constituée la religion romaine, elle y tiendrait quelque place. A la vérité, Denys d’Halicarnasse, en exposant les raisons qu’il a de la croire vraie, nous dit « qu’elle est confirmée par ce qui se passe dans les sacrifices et les cérémonies ; » mais il doit s’être trompé. Nous connaissons les fêtes les plus anciennes de Rome, et M. Mommsen pense que nous pouvons reconstruire le calendrier de Numa ; il n’y est jamais question d’Énée. La première mention qu’on trouve de lui dans l’histoire est faite à propos de Pyrrhus : on nous dit que le roi d’Épire fut entraîné à déclarer la guerre aux Romains par le souvenir de son aïeul Achille ; entre les Troyens de Rome et lui il y avait une querelle de famille qu’il voulait vider. La légende existait donc alors, et nous savons qu’un historien contemporain, Timée de Tauroménium, la racontait à peu près comme nous la connaissons. Est-il vraisemblable qu’elle fût à ce moment tout à fait récente, ou même que la guerre de Pyrrhus lui ait donné l’occasion de naître ? J’ai quelque peine à le croire. M. Hild a raison de dire « qu’une croyance et un culte ne s’implantent jamais tout d’un coup, par une adoption brusque ou une annexion violente. » Il devait donc y avoir un certain temps qu’elle travaillait à s’insinuer à Rome ; mais elle n’a commencé à y prendre quelque autorité qu’un peu avant la guerre de Pyrrhus. Ce qui me conduit à la même conclusion, c’est que je la vois vers cette époque acceptée d’une manière officielle par l’autorité romaine. Un état, quand il est sage, ne donne pas trop vite dans les nouveautés contestées ; pour qu’à Rome on ait accordé une sorte de consécration publique à la légende d’Énée, il faut qu’elle ait été alors assez répandue et accueillie de beaucoup de monde. En 472, selon M. Mommsen, cinquante ans plus tard, d’après M. Nissen, les Acarnaniens, étant en lutte avec les Étoliens, réclamèrent le secours de Rome. La raison qu’ils