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alléguaient pour l’obtenir, c’est que leurs aïeux étaient les seuls de tous les Grecs qui n’eussent pas pris part à la guerre de Troie ; ils pensaient sans doute que ce motif suffirait pour attendrir le sénat, et que les héritiers des Troyens ne refuseraient pas de payer la dette de leurs ancêtres. Depuis cette époque, les textes abondent pour prouver que la croyance à l’origine troyenne était devenue chez les Romains une sorte de maxime d’état qu’on alléguait sans hésitation même dans les documens diplomatiques. Quand Rome, après les désastres de la seconde guerre punique, demanda aux habitans de Pessinonte de lui céder la statue de la Mère des dieux, qui devait lui ramener la fortune, elle ne manqua pas de leur rappeler que ses ancêtres étaient Phrygiens de naissance, et, par conséquent, leurs compatriotes. Un peu plus tard, lorsqu’elle traite avec Antiochus, le roi de Syrie, qu’elle a vaincu, elle a soin de stipuler qu’il accordera la liberté aux habitans d’Ilion, qui sont les parens du peuple romain. Pendant les guerres d’Asie, les généraux qui passent près de la vieille ville ont grand soin de s’y arrêter et d’y faire des sacrifices. Énée, dès lors, a pris sa place parmi les aïeux des Romains ; il figure en tête de la liste et on lui rend des honneurs publics. Sur le forum de Pompéi, le long d’un monument qui garnit un des côtés de la place, on distingue quatre niches où se trouvaient des statues aujourd’hui détruites. Énée et Romulus occupaient les deux premières ; M. Fiorelli suppose que les deux autres contenaient César et Auguste : c’étaient les quatre fondateurs de l’état romain. Il reste quelques fragmens de l’inscription gravée au-dessous de l’image d’Enée ; elle rappelle en quelques mots toute la légende, la fuite du héros emportant ses dieux et son père, son arrivée en Italie, la fondation de Lavinium, sa mort miraculeuse et son apothéose sous le nom de Jupiter Indiges[1].

C’est de bonne heure aussi que la poésie latine s’empara du personnage d’Énée ; nous savons qu’il figurait dans la première épopée nationale que Rome ait possédée. Quand le rude plébéien Nœvius, si ardent pour la gloire de son pays, entreprit de chanter la première guerre punique, dans laquelle il avait été soldat, il commença par remonter aux Troyens. À ce moment, l’histoire d’Énée s’enrichit d’un incident nouveau sur lequel Virgile devait jeter plus tard un éclat immortel. Nœvius imagine que le vent a poussé le fugitif de Troie jusqu’à Carthage et qu’il y a été reçu par Didon. Il n’était pas, je crois, le premier à rapprocher l’un de

  1. Il est vrai que, parmi les peintures de Pompéi, il s’en trouve une qui est une sorte de parodie de la légende officielle. Elle montre un singe revêtu d’une cotte de mailles qui porte un vieux singe sur ses épaules et traîne un jeune singe par la main. C’est Énée, Anchiso et Ascagne qu’on a voulu représenter.