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l’autre ces deux personnages qui représentent deux races ; voici comment on avait été amené à les mettre en rapports ensemble. Sur la côte occidentale de la Sicile, au sommet du mont Éryx, s’élevait un de ces temples d’Aphrodite dont il a été question plus haut. La situation d’Éryx entre l’Afrique, la Gaule, l’Espagne et l’Italie du nord, en faisait un des lieux où se réunissaient les marchands de tous les pays. Le Phénicien y rencontrait sans cesse le Grec. Chacun des deux peuples apportait avec lui ses traditions nationales, et dans leurs communications réciproques, quand l’un racontait l’histoire d’Enée, l’autre répondait par celle de Didon. A force de parler d’eux, on en vint à les réunir dans la même légende ; alliés ensemble tant que leurs peuples restèrent unis, ils devinrent ennemis mortels quand éclata la lutte entre Carthage et Rome. On fit alors remonter la haine des enfans jusqu’aux ancêtres, et la rencontre de la reine de Carthage avec le héros troyen prit des couleurs tragiques. C’est Nœvius sans doute qui donna ce caractère nouveau à l’ancienne légende. Pour rendre compte de l’acharnement des deux peuples, il supposa qu’ils avaient de vieilles querelles à venger, et que leurs inimitiés avaient commencé avec leur existence même. Ennius crut devoir, lui aussi, prendre l’histoire romaine à la chute de Troie ; on le voit dans les courts fragmens qui nous restent du premier livre de son poème. Nous avons notamment le vers par lequel il commence le récit des aventures d’Énée :


Cum veter occubuit Priamus sub marte Pelasgo.


Le reste tenait assez peu de place, et la moitié d’un livre suffisait à Ennius pour raconter ce qui en occupe douze dans Virgile. Les malins disaient que, tout en affectant de se moquer de son prédécesseur Nœvius, qu’il accusait d’écrire dans un rythme barbare et de n’avoir aucun souci de l’élégance, il évitait de recommencer ce que le grossier poète avait fait, pour ne pas se mesurer avec lui, et qu’il ressemblait à certains héros d’Homère qui crient des sottises à leur ennemi et lui décochent de loin quelque flèche, mais qui s’en vont dès qu’il approche. Quoi qu’il en soit, il est curieux de remarquer que la première fois que la muse latine touche à l’épopée, elle va droit sur le sujet que devait traiter Virgile. N’est-ce pas ici le cas de rappeler la réflexion que faisait Sainte-Beuve à propos d’Homère ? Il y avait une sorte de conspiration inconsciente de tous ces vieux écrivains pour préparer la matière sur laquelle travaillerait un jour leur illustre successeur. Des mains des poètes la légende tomba dans celle des chroniqueurs et des grammairiens : elle n’eut guère à s’en féliciter. C’est