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importance qu’on leur accorde, il ne faut pas oublier qu’elles sont la seule œuvre d’art de quelque valeur, antérieure à l’Enéide, où il soit question d’Énée et de Lavinium. On est donc forcé d’avouer que, jusqu’à Virgile, les voyages du héros troyen, dont s’étaient inspirés plusieurs poètes, avaient fort peu occupé les sculpteurs ou les peintres.

Est-on en droit d’en rien conclure contre la popularité dont jouissait alors la légende ? Je ne le crois pas. Souvenons-nous que les arts étaient dans la main des Grecs, et que les Grecs n’aimaient à s’occuper que d’eux-mêmes. On a remarqué qu’ils n’ont presque jamais reproduit, sur les bas-reliefs ou dans les fresques, les événemens de l’histoire romaine. Il est vrai qu’ayant créé, comme nous l’avons vu, la légende d’Énée, il semble qu’ils auraient dû avoir plus de goût pour leur ouvrage. Mais par malheur cette légende était née à une époque récente, quand leur imagination commençait à se fatiguer de produire des fables ; aussi est-il facile de voir qu’elle est moins riche de détails poétiques, plus sobre et plus sèche que les autres. Elle n’avait pas eu non plus l’heureuse chance de plaire à un grand poète qui l’aurait transfigurée en la chantant. C’étaient pour elle des causes d’infériorité qui ne la recommandaient pas au choix des artistes. Ils avaient enfin une raison particulière de la délaisser, sur laquelle je veux insister un moment, car en nous apprenant pourquoi les Grecs l’ont négligée, elle nous fait connaître du même coup l’un des motifs, le plus puissant peut-être, qui attiraient les Romains vers elle.

Quand la légende d’Énée commença à se répandre chez les Grecs, Rome, trop faible encore pour les inquiéter, était pourtant assez puissante pour leur inspirer le désir de la rattacher de quelque manière à leur pays, et de prendre ainsi part à sa gloire. Un siècle plus tard, tout était changé. Elle avait soumis la Grèce, elle venait d’envahir l’Orient, elle convoitait ouvertement l’empire du monde. Les Grecs vaincus, humiliés, n’éprouvaient plus le même empressement pour orner de fables poétiques les débuts d’un peuple qui les opprimait. Cette légende, qui était pourtant leur œuvre, leur parut faire à leurs rivaux un passé trop avantageux ; ils commencèrent par en parler beaucoup moins et finirent par l’oublier ; Denys d’Halicarnasse prétend qu’il n’y avait presque plus personne de son temps qui la connût. On l’avait remplacée par des fables toutes contraires. Il y avait alors, à la cour des petits princes de l’Asie et chez les rois barbares, toute une école d’historiens qui faisaient profession de dire le plus de mal possible des Romains et le plus de bien de leurs ennemis. Naturellement ils ont partagé le sort de ceux dont ils défendaient la cause, et l’on comprend que le