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vainqueur qu’ils insultaient n’ait pas tenu à nous conserver leurs ouvragés. Nous possédons Polybe, qui avait écrit l’histoire des guerres puniques dans l’intérêt des Romains ; c’est à peine si nous savons le nom de ce Philinus d’Agrigente qui exaltait les Carthaginois et tournait tout à leur gloire. La tactique ordinaire de tous ces ennemis de Rome consistait à railler la bassesse de ses origines. On disait qu’elle avait été d’abord un asile de bandits, qu’elle devait sa naissance à des misérables, à des vagabonds, à des esclaves. Ces calomnies indignaient Denys d’Halicarnasse, qui prétendit y répondre en composant son Histoire romaine. Pour en montrer la fausseté, pour les réfuter d’une manière victorieuse, il racontait dans tous ses détails la légende d’Énée. S’adressant à ses compatriotes, au début de son livre, il leur disait : « N’ajoutez aucune. foi à ces menteurs ; au sujet des origines de Rome, ils ne débitent que des fables. Je vous montrerai que ceux qui l’ont fondée n’étaient pas des gens sans aveu, ramassés au hasard parmi les nations les plus méprisables. Ce sont des Troyens, venus à la suite d’un chef illustre dont Homère a chanté les exploits ; ou plutôt, comme les Troyens sont sortis de la même souche que nous, ce sont des Grecs. »

Denys savait bien que cette conclusion était tout à fait du goût des Romains et qu’elle flattait les instincts secrets de leur vanité. Ils avaient longtemps supporté sans mauvaise humeur ce nom de barbares que les Grecs donnaient à tous ceux qui n’étaient pas de leur race. Quand ils comprirent mieux le prix des lettres et des arts, il leur déplut d’être mis ainsi sommairement et par un seul mot hors de la civilisation. Ils voulaient rentrer dans l’humanité et se rattacher de quelque manière à la Grèce, au moins par leurs origines lointaines. La légende d’Énée leur en donnait le moyen, ils le saisirent avec empressement. Les grands seigneurs prirent plaisir à imaginer qu’ils sortaient des plus illustres compagnons d’Énée ; il y avait même un certain nombre de familles pour lesquelles cette origine n’était pas contestée : on les appelait les familles troyennes, et Varron, qui voulait faire plaisir à tout le monde, écrivit un ouvrage à l’appui de leurs généalogies chimériques. Les simples citoyens ne pouvaient pas avoir d’aussi hautes prétentions ; mais s’ils n’osaient pas réclamer l’honneur d’avoir des chefs troyens parmi leurs ancêtres, ils étaient flattés de descendre des simples soldats. Dans la fameuse prédiction, où se trouvait annoncé d’avance le désastre de Cannes, le devin Marcius, s’adressant aux Romains, les appelait : enfans de Troie, Trojugena Romane. Il est évident qu’en leur donnant ce nom il avait l’intention de leur être agréable. Un peu plus tard, le poète tragique Attius, ayant fait une pièce nationale sur le dévoûment de Decius, dont les Romains étaient si fiers, l’avait intitulée les Fils d’Énée, ou Decius, Æneadœ sive