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Decius. En général, les auteurs de tragédie ou de comédie cherchent à donner à leurs ouvrages des titres qui attirent le public ; Attius supposait donc que les Romains prendraient plaisir à s’entendre appeler fils d’Énée. C’est ainsi que la vanité de tout le monde se fit complice du succès de la vieille légende.


IV

Nous sortons enfin des obscurités et des incertitudes, et nous voici arrivés en pleine lumière : nous touchons à Virgile, Après avoir cherché d’où la légende d’Énée est venue, quels sont les élémens dont elle a été formée, et pourquoi les Romains l’ont si favorablement accueillie, il nous reste à connaître les raisons que Virgile pouvait avoir d’en faire le sujet de son poème.

Nous ne risquons pas de nous tromper en affirmant qu’il ne l’a pas fait sans raison et que, dans la conception de ses ouvrages, il ne laissait rien au hasard. Voltaire raconte qu’il ne savait guère ce que c’était que l’épopée quand il se mit en tête, à vingt ans, d’en composer une. Ce n’est pas Virgile qui aurait agi avec cette légèreté. Il n’était pas un de ces poètes de premier mouvement, dont Platon nous dit qu’ils ne savent ce qu’ils font ; il méditait et réfléchissait longtemps avant d’écrire. Esprit triste et timide, il n’avait pas assez bonne opinion de lui pour se croire capable d’improviser des chefs-d’œuvre. Tous ses ouvrages portent la trace d’un travail patient et d’efforts obstinés : la merveille, c’est que chez lui le travail n’ait jamais gêné l’inspiration.

Soyons sûrs qu’après s’être décidé à composer un poème épique, il a dû se demander d’abord de quel genre ce poème devait être. La réponse à cette question était différente suivant l’école à laquelle le poète appartenait. Il y en avait deux alors qui se disputaient et se partageaient les suffrages du public. L’une se rattachait au passé et voulait simplement le continuer : elle se composait des admirateurs des vieux poètes latins, et comptait surtout dans ses rangs ces esprits sages et mûrs à qui les innovations sont suspectes. L’autre avait choisi des modèles nouveaux et prétendait rajeunir la poésie par l’imitation de poètes plus jeunes. Elle avait pour elle, comme toujours, les jeunes gens et les femmes. Chacune des deux comprenait l’épopée d’une façon différente. La vieille école aimait surtout le poème historique, c’est-à-dire celui qui raconte les exploits des aïeux, et il faut reconnaître que son goût était conforme au génie particulier et aux aptitudes naturelles de la race romaine. Cette race est par-dessus tout utilitaire et pratique ; les lettres ne lui plaisent qu’à la condition de contenir des leçons pour