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la conduite de la vie ; l’idéal et la fantaisie, qui passionnaient les Grecs, la laissent assez indifférente ; elle a peu de penchant pour les légendes, où l’imagination a tant de place ; la poésie qu’elle préfère est celle qui s’applique à des faits réels et s’occupe de personnages qui ont existé. Aussi les poètes latins, dès qu’ils ont eu la force de voler un peu de leurs ailes, se sont-ils tournés de ce côté. Nœvius chante la première guerre punique ; Ennius raconte, sous le nom si romain d’Annales, toute l’histoire de Rome, en insistant sur les événemens qu’il a vus et dont il peut parler en témoin. Le succès de son œuvre a été très vif ; Rome s’y est reconnue, et, pendant un siècle, les faiseurs d’épopées ont marché sur ses traces. Du temps même de Virgile, et dans son entourage, on composa des poèmes sur la défaite de Vercingétorix et la mort de César. C’est aussi à l’auteur des Annales que se rattache le plus grand poète de ce temps, Lucrèce ; quoiqu’il n’ait pas écrit de récit épique, il se proclame le disciple d’Ennius et le félicite « d’avoir rapporté de l’Hélicon une couronne dont le laurier ne se fanera jamais. » L’autre école était celle qui cherchait ses inspirations chez les poètes alexandrins. Malgré la réputation dont ils jouissaient dans le monde grec, Rome était restée longtemps sans les connaître et les pratiquer : elle s’en tenait volontiers à ceux de l’époque classique ; mais quand ses conquêtes l’eurent mise en relation plus fréquente avec l’Asie, ses généraux, ses proconsuls, ses négocians, qui en visitaient plus souvent les grandes villes, lurent ces poètes dont tout le monde s’occupait autour d’eux, et ils en furent charmés. Il ne leur fut pas difficile de communiquer à leurs amis les sentimens qu’ils éprouvaient eux-mêmes : il y avait alors à Rome une société polie et raffinée qui commençait à se fatiguer un peu des vieux écrivains et cherchait des admirations nouvelles. Ces œuvres gracieuses et délicates, où le souci de la forme est poussé si loin, où l’on trouve tant d’allusions savantes, tant de surprises d’expressions et d’images, une façon de parler si ingénieuse, qui excitent l’esprit et le rendent content de lui même, quand il a pu en saisir les finesses, étaient bien faites pour la séduire. Naturellement, après avoir admiré, elle imita. Les premiers qui écrivirent des vers dans le goût des alexandrins étaient à la fois des jeunes gens de talent et des héros de la mode, Licinius Calvus, Cornélius Gallus, surtout Catulle, le plus grand d’entre eux ; ils obtinrent beaucoup de succès. Une de leurs recettes ordinaires était l’emploi fréquent de la mythologie. Les uns se contentaient de la distiller en courtes allusions dans leurs élégies, les autres retendaient en poèmes épiques : l’histoire des dieux et des héros, les aventures d’Hercule et de Thésée, la guerre de Thèbes ou celle de Troie, la conquête